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raison, l’inanité des soi-disant « conquêtes » de notre science, et ! le fond d’animalité que cache le développement, tout extérieur, de notre civilisation. On n’a pas oublié avec quel admirable mélange d’observation positive et d’invention fantastique son Ile du docteur Moreau, sa Guerre des Mondes, sa Machine à explorer le temps, son Place aux Géans ! en nous montrant la petitesse misérable et la foncière ignominie de notre condition, variaient l’exposition d’une doctrine philosophique qu’on aurait dite sortie tout droit de Montaigne ou des Pensées de Pascal. Et c’était d’une doctrine analogue que s’inspirait encore M. Wells lorsque, dans d’autres romans, il nous décrivait le triomphe de la sottise et de l’injustice dans la société à venir, l’utilisation de la science pour l’écrasement du pauvre par le riche, la substitution imminente, à toute beauté corporelle et morale, d’un « intellectualisme » égoïste et méchant. Jusque dans son roman d’analyse sentimentale, L’Amour et M. Lewisham, il ne pouvait s’empêcher encore d’opposer aux vaines agitations de la pensée la bienfaisante et exquise douceur d’un naïf amour[1]. Comme d’autres sont faits pour exalter leur siècle, M. Wells, par nature, était évidemment fait pour le déprécier ; ou plutôt, il était fait pour déprécier cet orgueil humain que tous les temps ont connu, mais qui jamais ne s’est affirmé aussi bruyamment que sous le règne présent de l’automobile et du phonographe.

C’est contre cet orgueil qu’avait lutté Dickens ; et le fait est que tout semblait promettre à M. Wells, dans la littérature anglaise, un rôle comparable à celui de l’auteur des Contes de Noël : le rôle d’un romancier véritablement « national, » jouissant à la fois de l’estime des lettrés et de la tendre affection du peuple. Mais Dickens, ainsi que je le notais tout à l’heure, s’était s’appuyé sur une croyance religieuse ; et cette bonne fortune manquait à M. Wells, trop nourri des hypothèses des Huxley et des Hæekel pour pouvoir se soumettre à la foi chrétienne, tandis que, d’un autre côté, il avait trop de sens pour suivre ces savans, par delà leurs négations, dans les dogmes de l’idolâtrie « scientifique » qu’ils prétendaient créer. Si bien que, ayant au fond de l’âme le besoin d’un dogme, il fut conduit par les circonstances à le chercher dans les utopies socialistes, qui, du moins, répondaient aux aspirations

  1. Ai-je besoin de rappeler que tous ces romans de M. Wells, excellemment traduits par M. Davray, ont paru à la librairie du Mercure de France ?