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importans. C’est surtout l’argent français et l’intelligence française qui portent en Turquie la vie et l’activité, qui sont comme les grandes forces motrices sans lesquelles les entreprises allemandes elles-mêmes risqueraient de rester en panne. L’auteur des Paradoxes sur la Turquie a fait, en une page charmante, le tableau de la félicité des étrangers dans l’Empire ottoman[1] :


O Français, mes amis, mes frères qui habitez la Turquie, vous ne connaissez pas votre bonheur.

… Le Turc vous ouvre largement les portes de ses administrations ; l’étranger occupe des emplois élevés dans les ministères des Finances, des Travaux publics, des Douanes : c’est pour lui le pays des appointemens fantastiques, et le cumul est permis. Nous avons notre part dans ces largesses. Des capitaines au long cours deviennent amiraux et vingt fois millionnaires en élevant des phares le long des rivages de l’Empire ottoman ; des lieutenans de vaisseau, des capitaines du génie y trouvent, dans leur giberne, les épaulettes étoilées de général de division ; ce sont vos ingénieurs qui exploitent les mines et construisent les chemins de fer ; vos financiers administrent la banque d’État ; tout le monde y parle votre langue ; dans les plus importans de leurs tribunaux, les avocats commentent en français votre jurisprudence et vos lois ; vos comédiens et vos actrices y font, sans se lasser, de fructueuses tournées. On y lit surtout vos journaux, vos revues et vos livres. Il y a un lycée officiel français, des universitaires de France ; dans les familles et dans les écoles, c’est l’instruction française qu’on donne aux Ottomans. Vous ne sentez pas peser sur vous l’autorité, tandis qu’en France elle vous enveloppe comme autrefois le pouvoir du seigneur enveloppait le serf ; vous avez ici la joie indicible de ne pas être gouvernés.

Que d’autres crient contre la Turquie : c’est leur intérêt et leur mot d’ordre. L’Autriche-Hongrie, la Russie, la Bulgarie, la Serbie, la Grèce doivent avoir des mouvemens d’indignation et d’éloquence contre le régime turc ; ces États se considèrent comme héritiers présomptifs ; il faut bien préparer l’opinion et l’ouverture de la succession. Mais gardez-vous de faire dans ce chœur votre partie de flûte, et priez Allah qu’il maintienne longtemps les Turcs dans ces belles contrées ; que ces héritiers avides réussissent dans leurs entreprises, vous pouvez dire adieu à vos libertés, à vos privilèges, renoncer à l’essor de votre commerce, à l’expansion de votre langue ; vous serez vite forcés de plier votre tente et de chercher fortune ailleurs.

Un seul l’a compris. Alors que l’Europe montrait les dents et le poing au gouvernement ottoman, une grande puissance affirma le principe du charbonnier maitre chez soi. Elle déclara qu’elle n’approuvait pas les interventions inutiles et qu’en politique il n’y avait ni sentiment, ni doctrine humanitaire, ni apostolat. Et depuis lors, d’énormes revenus turcs s’en vont en Allemagne pour y acheter des armes, des locomotives, des rails, des wagons et des torpilleurs.

Voilà ce qu’il fallait faire, ce n’est pas nous qui l’avons fait.

  1. Afioun-effendi, Paradoxes sur la Turquie, Paris, Société d’éditions, p. 212.