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maladive et de sévères besoins intellectuels est à la base de son œuvre. Encore, Sully Prudhomme n’eut-il pas tout de suite conscience de ce qui allait faire son originalité ; pour qu’il la découvrît, il fallut qu’un maître la lui révélât : ce fut Leconte de Lisle.

Les jeunes gens adoptent volontiers la manière oratoire. Les premières pièces que Sully Prudhomme écrivit, les Poèmes, ressemblaient fort à des dissertations abondantes et éloquentes ; celle notamment qui est adressée à Musset est une belle déclamation. Le débutant fut présenté chez Leconte de Lisle. Ce fut pour lui une rencontre décisive : depuis lors, dans un sentiment de gratitude, il s’est plu maintes fois à en signaler l’importance. « J’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. Le mot juste prit à mes yeux toute sa valeur, et je résolus aussitôt de m’appliquer à bannir de mes vers ces qualificatifs vagues trop généraux, qui ne sont que des chevilles, pour ne conserver que ceux qui s’imposent. Voilà la leçon que je dois au chef de ce groupe de débutans dont la plupart allaient bientôt s’appeler les Parnassiens[1]. » A fréquenter Leconte de Lisle, le jeune poète était devenu un artiste. L’art vit surtout du sentiment des proportions. Le souffle était faible, le filet de l’inspiration était mince chez Sully Prudhomme : il se mit à écrire ces pièces courtes, sonnets, stances, lieds, où tout de suite il excella.

Un des traits qui font le plus d’honneur à Leconte de Lisle, et que s’accordent à reconnaître tous ceux qui l’ont approché, c’est qu’inflexible sur les principes généraux et les règles essentielles de l’art d’écrire en vers, il laissait d’ailleurs à chacun la liberté de se développer dans le sens de son tempérament. Cela explique que les Parnassiens aient pu former non pas seulement un groupe, mais une école, et que chacun y ait cependant conservé son entière personnalité. C’est le cas pour Sully Prudhomme, et il marque exactement la différence qui dès l’abord le sépara de ses confrères : « Je m’efforçai d’imiter la perfection de leur forme, mais je revêtis de cette forme un fond qui était mien. Je n’essayai pas en effet de les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description des dehors de la nature et de l’homme ; je n’avais pour y réussir l’imagination ni assez vive ni assez riche. Je m’en tins à l’expression de mes sentimens intimes[2]… » Mais ici il se heurtait à une difficulté qui ne pouvait laisser d’inquiéter un disciple de Leconte de Lisle. L’auteur du sonnet

  1. Sully Prudhomme, Testament poétique, p. 22.
  2. Ibid., p. 23.