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très sobre de confidences. Le peu que nous savons de sa vie, ce que nous en laissent deviner sa propre modestie et la discrétion de ses amis, ce qui en perce dans quelques-unes de ses poésies, nous montre en lui d’abord un enfant délicat, débile et tout frissonnant, dans les années où les autres connaissent l’expansion joyeuse et le libre épanouissement. Il a été l’un de ces écoliers malheureux dont il nous a conté la touchante et un peu larmoyante histoire. De telles natures sont vouées aux déceptions, les attirent en quelque sorte et les appellent. Une déception d’amour meurtrit une fois pour toutes ce cœur qui ne devait plus guérir. Hélas ! renoncer si vite au bonheur, et prendre le deuil pour si peu ! Mais il n’y a pas de commune mesure pour les souffrances intimes, et ce poète n’avait pas reçu de la nature le plus précieux de ses dons : celui d’oublier. Des hommes, tels que nous en connaissons tous, ont subi des épreuves auxquelles on a peine à comprendre qu’ils aient survécu ; elles sont passées, elles sont derrière eux, ils n’y songent plus. Sully Prudhomme était de ceux pour qui une souffrance n’est jamais du passé.

Comme tous ceux qui se sentent étrangers au milieu des compagnons de leur âge et qui fuient leurs divertissemens, l’écolier timide s’enferme dans les livres. Il vit par la pensée ; il se passionne pour ses études ; elles créent en lui d’impérieux besoins d’esprit. Sully Prudhomme s’était mis aux sciences. Il en avait subi la discipline. Obligé par une ophtalmie de renoncer à la carrière d’ingénieur à laquelle il s’était préparé, il va reporter dans le métier d’écrivain le tour d’esprit qu’il a une fois pour toutes contracté. Et voilà une grande nouveauté. Poète et mathématicien, c’est une alliance qui ne s’était pas encore rencontrée, — à moins qu’on ne range Pascal parmi les poètes, — et qu’on eût taxée de paradoxale. Rappelez-vous comment Lamartine, dans les Destinées de la poésie, parle de cette époque de l’Empire où « tout était organisé contre la résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. » La poésie de Lamartine ne doit rien en effet à aucune espèce de sciences ; mais Sully Prudhomme vient à l’heure où les procédés de la pensée scientifique s’imposent à la littérature elle-même. L’enseignement des classes de mathématiques fut pour lui ce qu’avait été pour Heredia celui de l’École des Chartes : l’apprentissage de la précision et de l’exactitude. Il y contracta le besoin des définitions complètes, des démonstrations rigoureuses, de la vérité prouvée, et peut-être aussi un certain goût de la composition géométrique. Ce concours d’une sensibilité