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au régime de la communauté agraire, au mir du paysan qui menace de doubler la révolution politique d’une révolution sociale. Elles tiennent peut-être aussi à l’esprit slave, ou mieux à l’esprit russe lui-même, esprit souvent abstrait et théorique, comme le nôtre, par là même exigeant et téméraire, trop absolu pour être toujours soucieux des réalités concrètes et des possibilités actuelles.

A l’inverse de l’opinion la plus fréquente en dehors de la Russie, j’oserai dire que l’évolution politique du vieil Empire a été rendue plus difficile, parce qu’au lieu d’être prématurée, elle a été trop longtemps retardée, parce que les successeurs d’Alexandre II, au lieu de continuer et d’achever son œuvre de réforme, l’ont brusquement interrompue et en partie même détruite, de façon que, au lieu de se faire pacifiquement, sur l’initiative spontanée du pouvoir souverain, l’inauguration du régime constitutionnel a dû se faire sous la pression de la guerre et de la défaite, sous le poids du mécontentement public et des déceptions nationales. Certes la chose n’est pas nouvelle. Bien d’autres peuples, la plupart peut-être, sont entrés dans la voie des libertés politiques par cette porte basse de la défaite. A leurs malheurs sur les champs de bataille, ils ont cherché une compensation dans les réformes intérieures, une revanche dans la liberté. Nulle part cela n’a été plus sensible qu’en Russie. Rien n’explique mieux l’attitude de tant de Russes durant cette troublante guerre de Mandchourie, et comment un si grand nombre d’entre eux, au lieu de s’affliger des terribles désastres de Moukden et de Tsoushima, paraissaient plutôt s’en réjouir, attendant des revers des armes impériales la liberté politique et, par elle, la régénération du gouvernement et du pays.

« Ne nous souhaitez pas de victoires ! me répétaient, avec une sombre insistance, au printemps de 1905, des amis de Moscou ; une victoire serait pour la Russie le pire malheur ; elle reculerait de vingt-cinq ans, d’un demi-siècle peut-être, les réformes libératrices que nous vaudront les triomphes des Japonais[1]. »

Ce sentiment de révolte contre un régime accusé d’avoir valu à la Russie la honte d’être battue par les « Jaunes, » fait comprendre également et les succès électoraux de l’opposition, et

  1. Voyez les Questions actuelles de politique étrangère en Europe : Conférences organisées à la Société des anciens élèves de l’Ecole libre des Sciences politiques, p. 260-262 (Paris, librairie Alcan, 1907).