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Russie puisse rentrer se mettre à l’abri. Selon un proverbe national, elle a quitté une rive et n’a pas atteint l’autre ; mais elle ne peut ni retourner à la rive ancienne, ni jeter l’ancre entre les deux bords opposés. Si périlleux que semble le passage, il le lui faut achever, et avec de la prudence, de la persévérance, de la décision, rien ne lui interdit d’y réussir.

Au lieu d’être au terme d’une révolution avortée, la Russie est au début d’une longue évolution, qui peut encore s’accomplir sans catastrophe, sans rupture brusque entre le passé et l’avenir ; mais pour que cette évolution, de l’absolutisme au régime constitutionnel, s’achève sans révolution, quelques mois ou quelques années ne suffiront pas ; il y faudra un demi-siècle de luttes, les efforts d’une au moins, de deux ou trois générations peut-être.


I

Cette évolution, dont il serait téméraire de prétendre fixer le terme ou la durée, voici trois ans de suite que je me rends en Russie, chaque printemps, pour en mesurer les étapes. A chaque voyage, au Sud comme au Nord, j’ai partout entendu les mêmes réflexions : « Vous répétez sans cesse, en France et ailleurs, me disait-on, que nous ne sommes pas mûrs pour la liberté politique ; mais combien de peuples étaient mûrs pour la liberté quand ils ont commencé à l’obtenir ? Etaient-ce les Italiens ou les Espagnols ? Etaient-ce les Autrichiens ? Etaient-ce les Japonais ? Etaient-ce vous-mêmes, Français, en 1789 ? — Êtes-vous même bien certains d’être murs aujourd’hui, après plus d’un siècle de révolutions ? »

L’observation est juste. Il est malaisé de décider quand un peuple est mûr pour un régime libéral ; en fait, la pleine maturité ne s’acquiert qu’à la longue, par la pratique même des libertés publiques. Ce qui est vrai, c’est que si naturelle, si fatale même qu’elle soit, l’évolution constitutionnelle de la Russie présente des difficultés singulières. Les unes tiennent à l’immensité du pays, à la diversité des races, des peuples qui l’habitent, à sa composition nationale, en même temps qu’à sa structure sociale, aux différences profondes d’éducation, de culture, de mœurs qui, entre les diverses classes, creusent comme un gouffre de plusieurs siècles. Elles tiennent aussi aux institutions russes,