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La Morlière accompagna ses soldats jusqu’à ce point et dirigea le passage ; mais il crut prudent de ne pas s’aventurer par delà le cours d’eau, jusqu’en Savoie, terre étrangère.

Il abandonna la direction de la troupe au capitaine Iturbi de Larre, qui avait conduit l’expédition de la Sauvetat. De Larre était secondé par un groupe d’officiers, tous déguisés. Les « employés, » au nombre de quatre-vingt-dix, étaient commandés par quatre capitaines des Fermes.

Sur les deux côtés du Guiers, les bords se redressent en escarpemens rocailleux, plus élevés sur la rive de Savoie. Pour se faire son lit, le fleuve les a comme tranchés, et on distingue les couches parallèles de sable, de terre comprimée et de roche aux teintes différentes. Mais à l’endroit où les soldats se sont arrêtés, les bords descendent en pente douce. De larges bancs de pierres plates et rondes, rocs que les eaux ont limés, y permettent de guéer le cours d’eau. Sur les rives, des bouquets de chênes, d’acacias, de saules gris. Du côté français, Romagnieu, sur une hauteur, domine le gué. Par delà le cours d’eau, en Savoie, on aperçoit au loin le château de Rochefort, à la crête d’une colline.

C’est la nuit du samedi au dimanche. Le ciel est couvert. Les soldats se sont arrêtés et, sur un signe des chefs, la plupart ont retiré leurs vestes écarlates, les vestes rouges des La Morlière, bien connues dans le pays. Ils les ont jetées en tas, et leurs bonnets noirs bordés de laine blanche. Ils se sont coiffés pour la plupart de mouchoirs, les uns blancs, les autres de couleur, qu’ils se sont noués autour de la tête. Nombre d’entre eux se sont noirci le visage avec du charbon et d’autres se le sont couvert de gaze verte ou blanche.

Les argoulets ont rencontré les nommés Trafil, père et fils, paysans de Romagnieu. Ils les contraignent, pour leur montrer exactement le gué, à traverser la rivière devant eux. Et les cinq cents hommes conduits par le capitaine de Larre passent la rivière en désordre, troupe en costumes divers, bariolée, sinistre, silencieuse. Arrivés sur la rive de Savoie, sous la domination du roi de Sardaigne, ils prennent la vallée du Paluel, torrent bruyant, affluent du Guiers, qu’ils laissent sur leur droite. Le torrent les sépare des collines boisées, où saillent d’une masse de verdure les tours coiffées en champignons du château de Belmont. Ils vont droit devant eux, à travers champs.