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véritable du génie de Shakspeare, est-ce que nous ne sacrifierions point toutes les situations et tous les discours les plus naturels, toute l’œuvre des plus adroits entre les dramaturges, pour ne point perdre ces « divagations » du vieillard de Shakspeare, ces phrases où « il appelle sur la tête de ses filles les vapeurs de l’enfer, » où il dit à Cordélia que, dans leur prison, « ils chanteront tous deux comme des oiseaux dans leur cage, » où, devant le cadavre de son enfant aimée, « tantôt il pense que Cordélia est morte, et tantôt qu’elle vit ? » Certes, rien de tout cela n’est conforme à l’apparence ordinaire de ce que nous appelons notre réalité : mais la beauté surnaturelle du drame de Shakspeare ne lui vient que de là ; et c’est une beauté qui ne se laisse point analyser, ni prouver, et que toutefois personne ne peut se défendre de sentir délicieusement, à moins de n’avoir pas reçu en naissant le sens particulier de la poésie, ou de l’avoir étouffé, dans son cœur, sous le poids des définitions et des déductions.


Dans tous les arts, le poète est un homme qui, d’instinct, irrésistiblement, perçoit et conçoit les choses d’une autre façon que l’ordinaire des hommes, — d’une façon plus délicate ou plus passionnée, plus lumineuse ou plus sombre, mais toujours plus belle. Et il se trouve en outre, par un prodige défiant toute explication, que l’univers qu’évoquent devant nous les poètes nous apparaît avec plus de vie, nous ravit et nous émeut plus profondément, que celui que nous sommes accoutumés à connaître. Des magiciens, voilà ce que sont, véritablement, les poètes. Sans que nous sachions par quels moyens ils agissent sur nous, leur génie s’empare de nous, nous élève avec lui au-delà du monde. Chacun d’eux est pareil à Corrège, dont je parlais ici l’autre jour, à ce peintre de qui l’on ne peut pas dire qu’il ait excellé dans l’invention ni dans le sentiment, dans le dessin ni dans la couleur, et qui, cependant, nous remplit le cœur d’un flot merveilleux de tendresse et de volupté. Ainsi font tous les poètes, qu’ils soient peintres, musiciens, ou hommes de lettres, depuis Fra Angelico jusqu’à Rembrandt et Watteau, depuis Pétrarque et Ronsard jusqu’à M. Francis Jammes. Nous les tenons quittes de l’appareil de science et de pensée que nous exigeons chez les « prosateurs, » — j’entends par là ceux qui tâchent à reproduire notre réalité coutumière ; — et, pourvu qu’ils nous ouvrent le palais enchanté de leur fantaisie, nous ne nous soucions point d’examiner la clef qu’ils ont à la main. Mais jamais, peut-être, dans aucun art, personne n’a été plus entièrement, plus