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dernier acte, le vieux Lear entre en scène « avec Cordélia, morte, dans ses bras : » et le comte Tolstoï a raison de nous rappeler qu’un tel effort est bien invraisemblable, chez « un homme malade, épuisé, et âgé de plus de quatre-vingts ans ; » tout de même qu’il a raison de juger invraisemblable le discours désordonné du vieillard, hurlant, devant le cadavre de sa fille, et sommant son entourage de hurler avec lui, et « tantôt pensant que Cordélia est morte, tantôt qu’elle vit. » D’une façon générale, d’ailleurs, le comte Tolstoï a raison de reprocher à Shakspeare son dédain pour les vraisemblances « de temps et de lieu. » « L’action du Roi Lear, nous dit-il, se passe huit siècles avant Jésus-Christ : et cependant les personnages nous y sont montrés dans des conditions qui n’étaient possibles qu’au moyen âge. » Oui, cela est vrai ; et il est vrai aussi que, dans ce drame de Shakspeare et dans tout le reste de son œuvre, « les actes, et les conséquences de ces actes, et les discours des personnages, ont un caractère exagéré, — c’est-à-dire dépassant les limites ordinaires de la réalité, — qui, à chaque pas, détruit pour nous la possibilité de l’illusion artistique, » — c’est-à-dire nous empêche de tenir les figures de l’écrivain anglais pour des êtres semblables à nous, et vivant d’une vie semblable à notre vie.


Aussi comprend-on que le comte Tolstoï, n’ayant trouvé dans l’œuvre de Shakspeare aucun des élémens qu’il jugeait indispensables à la beauté d’un ouvrage dramatique, en ait conclu que cette œuvre fameuse manquait de beauté ; que, donc, notre admiration pour elle était l’effet d’une mode, ou peut-être d’une autosuggestion collective ; et que, sur la foi de certains critiques, en majorité allemands, le monde s’était accoutumé à y découvrir des qualités qui n’y existaient point. Et, là encore, il est possible que l’éminent critique russe ait un peu raison. Il est possible que, sentant la merveilleuse beauté de l’œuvre de Shakspeare, et ne parvenant point à nous rendre compte de la source véritable d’où elle jaillissait, nous ayons pris l’habitude d’attribuer à cette œuvre des vertus qu’elle n’avait pas, ne pouvait pas avoir. Non seulement nous nous sommes trompés, à coup sûr, en prêtant à l’auteur du Roi Lear les attributs divers d’un historien, d’un moraliste, d’un théologien, ou peut-être même d’un psychologue : il n’est pas impossible que nous nous soyons trompés en admirant, chez lui, l’art de faire mouvoir une action, celui de développer un « caractère, » et jusqu’à celui d’observer et de reproduire la vie réelle, habituelle, de notre humanité. Les critiques de tous pays qui ont célébré