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homme qu’elle aurait pu s’adjoindre et qui aujourd’hui lui ferait honneur, c’est Beaumarchais. Mais je ne vois pas qu’alors personne ait songé à lui, ni qu’il ait songé lui-même à l’Académie. Il était très attaqué, fort contesté, et regardé presque par tout le monde comme un aventurier de lettres plus que comme un grand écrivain[1].

Non seulement les membres de l’Académie ne jetaient pas un grand éclat sur elle, mais ils ne se soutenaient pas les uns les autres, et avaient le tort de vivre mal ensemble. C’étaient des gens d’esprit, qui étaient fort aises qu’on le sût. Selon le mot de l’un d’eux, ils vivaient en état constant d’épigramme contre leur prochain, et ce prochain était le plus souvent leur confrère. Morellet jouissait d’une grande renommée pour la vigueur de ses reparties qui emportaient la pièce. On connaît le nom que lui donnait Voltaire. La méchanceté de La Harpe était célèbre ; non content de déchirer ses rivaux dans les salons, on savait qu’il les traitait sans pitié dans les lettres qu’il écrivait à de grands personnages de l’étranger dont il était le correspondant. Sa réception en 1776 donna lieu à une scène fort divertissante. Il remplaçait Colardeau, un poète assez médiocre, mais le meilleur des hommes. Marmontel, qui était chargé de le recevoir, et qui n’était pourtant pas son ennemi, affecta d’insister sur les qualités de douceur, de modestie, d’aménité de son prédécesseur, de façon que l’éloge du mort devenait la satire du vivant. Le public comprenait bien les allusions et les soulignait par ses applaudissemens, et quand Marmontel, en finissant, félicita Colardeau du soin qu’il avait pris « de ne pas rendre pénible aux autres l’opinion qu’il avait de lui-même, » ce fut une telle explosion d’hilarité que La Harpe exaspéré fut, dit-on, sur le point de s’adresser au public et de l’insulter. La plaisanterie de Rulhières, avec des formes moins rudes, ne faisait pas des blessures moins profondes. Il prétendait un jour qu’il n’avait fait qu’une seule malice dans sa vie : « Quand finira-t-elle ? » répondit Chamfort, qui n’épargnait personne[2]. Vers le même temps la querelle des Glückistes et des Piccinistes vint

  1. Chamfort écrivait dans une lettre en 1784 : « On joue, avec un grand succès, malgré de grandes huées sur la scène et de grandes réclamations ou indignations à Paris et à Versailles, le Mariage de Figaro de Beaumarchais. C’est un ouvrage plein d’esprit, même de comique et de talent, mais qui n’en est pas moins monstrueux par le mélange des choses du plus mauvais ton et de trivialité. »
  2. Cette répartie est quelquefois attribuée à Rivarol.