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jusqu’aux yeux de grands chapeaux rabattus en clabaud, couverts de poussière, armés jusqu’aux dents, des pistolets à la ceinture, des carabines en bandoulière, les sabres noués par des cordes, claquant avec un bruit de ferraille aux selles des chevaux ; seuls, Mandrin et son lieutenant, François Saint-Pierre, dit le Major, dans des costumes resplendissans ; suivis d’une longue file de mulets chargés de ballots couverts de serpillière, que poussaient, avec des cris à hue et à dia, les valets armés de longs bâtons de bois brûlé.

Les Ruthénoises, charmées et remplies d’épouvante, assistaient donc vraiment à une histoire de brigands, à une de ces belles histoires contées aux veillées et dont on rêve la nuit. Et ces bandits étaient bien tels qu’elles se les étaient figurés.

Les ballots de tabac, les rouleaux d’indiennes et de mousseline furent développés. Le capitaine avait mis ses hommes en planton, à quelques pas les uns des autres. Sous la surveillance des contrebandiers, résolument appuyés sur leurs fusils, le marché fut tenu dans un ordre parfait. Ni la compagnie de garde dans la ville, ni l’une ou l’autre des trois brigades de maréchaussée, ne s’avisa d’y venir mettre du trouble. Mandrin avait fait proclamer, au roulement du tambour, qu’il « garantissait tous ceux qui seraient recherchés à l’occasion de la contrebande vendue par lui. » Et son air était si résolu qu’il n’était personne pour n’en pas tirer confiance.

Pendant que cette vente se tenait, Mandrin, pour mettre à exécution le plan qu’il avait conçu, s’était rendu avec quelques hommes à l’entrepôt des tabacs tenu par le représentant des Fermes, dans la maison du sieur Raynal, rue Saint-Just. Il était suivi de plusieurs mulets chargés de tabac. Comme l’entreposeur refusait d’ouvrir, la porte fut enfoncée à coups de crosse. Le représentant des fermiers généraux fut obligé de descendre. En lui montrant les bennes, nouées de grosses cordes, Mandrin lui dit :

— Ne prenez pas ceci pour un songe. Ce que vous voyez est du vrai tabac. Le vôtre n’est pas d’une sève plus admirable, je vous l’abandonne à quarante sous la livre et ne veux pas d’autre acheteur que vous.

De fait, l’entreposeur se demandait s’il rêvait. Une rangée de baïonnettes alignées devant sa maison lui montrait qu’il s’agissait bien d’une réalité. Force fut de conclure marché.