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et les recouvremens se font avec une rigueur sans exemple ; on enlève les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les loquets des portes… »

Qui ne connaît l’aventure si bien contée par Jean-Jacques Rousseau ? Il se trouvait en Dauphiné, le pays de Mandrin. A la recherche des sites pittoresques, il s’était écarté des sentiers battus. Il était las, il avait faim. Il avise une maison de peu d’apparence, la seule des environs. Il entre, demande à manger. Un vieil homme, d’un air défiant, lui offre du lait écrémé et du pain d’orge rempli de paille. Rousseau dévore le tout, lait, pain, paille. Son appétit, son air avenant inspirent confiance au paysan :

— Je vois bien que vous êtes un bon jeune honnête homme et que vous n’êtes pas là pour me vendre.

Rousseau ne comprenait pas. Cependant, le paysan, qui avait disparu par une trappe, ne tarda pas à revenir avec un bon pain bis de pur froment, un jambon appétissant et une bouteille aux hanches rebondies. Des œufs battus dans du beurre frais firent une omelette succulente.

Sur le point de partir, le touriste voulut payer. Nouvel effroi du bonhomme. Mais de quoi avait-il peur ? « Il prononça en frémissant les mots terribles de « commis » et de « rats de cave. » Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim.

« Ce fut là le germe, conclut notre philosophe, de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. »

Rousseau était le commensal d’un de ces publicains, le fermier général Dupin. Parlant de sa table, il écrit : « On s’y engraisse étonnamment. »

De tous les impôts levés par l’industrie des fermiers