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Je vous assure que Mérimée lui-même, qui, entre quatre yeux, se vante encore de n’avoir jamais été baptisé, n’oserait préconiser en public des doctrines comme les vôtres. Car, enfin, il faut bien reconnaître que, bien que vous donniez des coups de chapeau à l’Eglise et que vous fassiez, peut-être de bonne foi, de grands efforts pour ne pas vous placer hors de son giron, le fond même de votre système lui est hostile, et que presque toutes les conséquences qu’on est en droit d’en tirer vont plus ou moins contre ses propres théories. Cela fait que vous trouverez en France beaucoup de gens qui vous diront comme Rémusat : Je crois ce que vous avancez, mais j’aime mieux que d’autres le proclament ; mais vous en rencontrerez difficilement un qui voudra se porter en avant comme votre champion. Je crois donc que la chance de votre livre est de revenir en France par l’étranger, surtout par l’Allemagne. Les Allemands, qui ont seuls en Europe la particularité de se passionner pour ce qu’ils regardent comme la vérité abstraite, sans s’occuper de ses conséquences pratiques, les Allemands peuvent vous fournir un auditoire véritablement favorable, et dont les opinions auront tôt ou tard du retentissement en France, parce que de nos jours tout le monde civilisé ne forme qu’un pays. Chez les Anglais et les Américains, si on s’occupe de vous, ce sera dans des vues éphémères de parti. C’est ainsi que les Américains dont vous me parlez et qui vous ont traduit me sont très connus comme des chefs très ardens du parti anti-abolitionniste. Ils ont traduit la portion de votre ouvrage dont s’accommodaient leurs passions, celle qui tendait à prouver que les noirs appartenaient à une race différente et inférieure, mais ils n’ont rien dit de la portion de votre œuvre qui ferait penser que la race anglo-saxonne est, comme toutes les autres, en décadence. Je crois donc qu’un livre qui a autant de mérite réel que le vôtre est appelé à prendre une place considérable dans l’esprit des penseurs de tous les pays, mais que, sauf en Allemagne peut-être, il n’est pas destiné à agiter la masse des lecteurs auxquels il n’arrivera qu’un retentissement de votre œuvre.

Vous savez sans doute, que, de mon côté, j’ai repris sérieusement le métier d’auteur, malgré tout le mal que je viens d’en dire. J’ai prié d’Avril de vous envoyer un exemplaire de mon livre. Je n’ai pas, assurément, à me plaindre, quant à présent, du public ni des journaux, mais je vous prie de croire que je