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doute pas qu’il ne produise le même effet sur l’Académie. Il l’a déjà produit sur Mignet, qui s’est chargé de le lire en mon absence. Il n’a pu encore le faire, à cause de l’encombrement des lectures déjà retenues. Mais cela, je crois, ne tardera guère. Tous ces détails doivent déjà vous être connus par la correspondance de d’Avril, qui continue à se montrer pour vous très bon ami. Ce qu’il n’a pu vous dire, c’est tout le regret que j’éprouve de ne pouvoir, moi-même, me charger de la lecture de votre travail et le faire précéder, comme je le voulais, d’un petit préambule sur Fauteur. Mes raisons de ne pas le faire ne sont que trop bonnes.

J’avoue que, même sans ces raisons, j’aurais été un peu embarrassé de soulever dans le sein de l’Académie la discussion que vous désirez sur votre grand ouvrage. Je ne pourrais le faire qu’en attaquant vivement vos idées, ce qui me répugne tout à fait. Vous savez que je ne puis me réconcilier avec votre système d’aucune façon, et j’ai l’esprit si toqué à cet endroit que les raisons mêmes que vous me donnez pour me le rendre acceptable m’enfoncent de plus en plus dans mon opposition qui ne demeure latente qu’à cause de mon affection pour vous. Vous vous comparez dans votre avant-dernière lettre à un médecin qui annonce à un malade qu’il a une maladie mortelle et vous dites : Qu’y a-t-il là d’immoral ? Je réponds que, si l’acte n’est pas immoral en lui-même, il ne peut produire que des conséquences immorales ou pernicieuses. Si mon docteur me venait dire un de ces matins : Mon cher monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous avez une maladie mortelle, et comme elle tient à votre constitution même, j’ai l’avantage de pouvoir ajouter qu’il n’y a absolument aucune chance pour en réchapper d’aucune manière, je serais d’abord tenté de battre le médecin. Secondement, je ne verrais plus autre chose à faire que de me mettre la tête sous la couverture et d’attendre la fin prédite, ou si j’avais l’humeur qui animait les personnages de Boccace durant la peste de Florence, je ne songerais qu’à m’abandonner sans efforts à tous mes goûts, en attendant cette fin inévitable, afin de faire au moins la vie, comme on dit, courte et bonne. Encore je pourrais mettre à profit la sentence en me préparant à la vie éternelle, mais il n’y a pas de vie éternelle pour les sociétés. Ainsi donc, votre médecin n’aurait décidément pas ma pratique. J’ajoute que les médecins, comme les philosophes, se trompent souvent dans leurs