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coin, à gauche, enfermée aux cadres ovale ou carré n° 43 et 57. Avant même d’avoir été peinte par Chardin, pour qui donc serait-ce « une chose sans intérêt ? » Pour l’œil et le sentiment de la lumière ? Pour l’âme et le sentiment de l’humanité ? Mais regardons-le, seulement un instant, le flacon de l’ancienne France fermé et cacheté comme un message du passé aux générations futures par des mains qui tinrent peut-être le mousquet à Malplaquet ou à Fontenoy ! Ce n’est pas la maigre bouteille de verre clair, sans mystère et sans âme, au long col septentrional, qui porte, aujourd’hui, indifféremment secouée dans les filets des wagons ou des « limousines, » tous nos pâles breuvages, correcte, et géométrique, semblable exactement à des millions d’autres sorties du même moule, sans un trait individuel, sans un souvenir. C’est, ici, la vieille bouteille française, pansue, mal coiffée, la « bague » mise de travers, toujours une épaule plus haute que l’autre, dissymétrique à plaisir, faite d’une pâte trouble, épaisse, à peine translucide, et qui ne livre pas, d’abord, son secret. Vénérable et comique, avec sa petite collerette portant son nom et son âge, fière de sa vieillesse, fière de son terroir, cachant, aux cavités ombreuses de son cristal, la vertu des soleils éteints et des comètes disparues, elle annonce aux hommes ce qui ne se fait pas en un jour et ce qui ne se fait pas n’importe où, mais ce qui demande la collaboration des années et d’un coin de terre choisi. L’ouvre-t-on, voici que monte des profondeurs du passé le parfum subtil et pénétrant des automnes. Voici que jaillit devant les yeux le rayon qui sut mûrir les grappes et que retentit aux oreilles le chant des vendangeurs, endormis maintenant au pied des coteaux, qui ont cueilli pour nous ce talisman des anciens jours. C’est l’évocation sans artifice des plus éphémères visions du passé ! Pour conserver les images, nous avons bien inventé la photographie, — mais quel pauvre soleil ! Pour fixer les chants, le phonographe, — mais quelle pauvre musique ! Pour garder les parfums des fleurs, les « extraits ; » — mais quel pauvre « bouquet ! » La vieille bouteille toute fruste, faite seulement d’un souffle et de cendres, — comme l’homme même, — est une moins savante machine. Mais elle conserve les choses avec toute leur poésie. Gardienne des soleils qui se sont éteints, des chants qui se sont tus, des parfums qui se sont envolés, elle transmet mystérieusement aux cœurs des vivans la force et la joie, la