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modifiée par la lumière, mais il est maître de la lumière, par les reflets, mais il est maître des reflets : du minuscule incendie allumé sur un gobelet par le feu d’une pomme et de la tempête dans un verre d’eau déchaînée par un rayon. Faire cela et le bien faire comporte des labeurs singuliers et aussi de singulières joies. D’abord, on prend le temps d’admirer tout ce qu’il y a de poésie et d’images du monde dans ces humbles microcosmes. Les Goncourt, dans leurs pages d’ailleurs si belles sur Chardin, écrivent ces lignes extraordinaires : « Jamais peut-être l’enchantement de la peinture matérielle touchant aux choses sans intérêt, les transfigurant par la magie du rendu, ne fut poussé plus loin que chez lui. » C’est la réédition du mot étrange et bien peu esthétique de Pascal. Choses sans intérêt ! Pour qui ? Assurément pas pour un peintre. Il suffit qu’il les regarde pour y trouver autant de jouissances qu’à un glacier et parfois autant d’enseignement. Dans le creux d’une bassine de cuivre, il voit tout le mystère de la réfraction des couleurs et de la lumière, et dans un potiron entr’ouvert sous le jour frisant tout allumé par le soleil, plus d’ors que n’en avaient le carrosse et les laquais de Cendrillon tirés par la fée de la citrouille magique. Un verre à boire, selon ses épaisseurs diverses et son entourage, est ici opaque, là transparent, et à un autre endroit translucide, il l’invite à observer toutes les teintes diverses que prend un même corps selon qu’il renvoie la lumière, par transparence ou bien par réflexion et à jouir d’une infinité de phénomènes, aussi bien que s’il les observait à la voûte du ciel.

Est-ce un fruit qu’il a posé sur la table ? Il suffit qu’il le regarde, l’isole, oublie que la terre en produit des millions de semblables et toute la vulgarité de ce fruit disparaît, car il n’est vulgaire que parce qu’il est abondant. Chaque fruit ainsi élu par l’artiste est le premier fruit aperçu dans le Paradis terrestre. Chaque raisin est celui qui se balançait sous la perche des deux porteurs du pays de Chanaan. Chaque pain est aussi précieux que le pain de proposition placé sur la table d’or par une tribu d’Israël. Si c’est une fleur, c’est la fleur, donnée pour la première fois par la main aimée : elle est aussitôt unique et c’est comme si toutes les fleurs de la même espèce n’avaient jamais été. Le poète n’est pas nécessairement un guide qui vous mène dans un pays inexploré ; c’est celui qui vous fait mieux regarder ce que tout le monde peut voir. Quand Chardin applique