Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces propos arrivaient aux Tuileries et alors on se prenait un moment à douter de la sincérité des déclarations officielles. Mais Bismarck, à la première rencontre avec Benedetti, recommençait ses caresses enfarinées, et on se rassurait. Son auxiliaire le plus précieux dans cette comédie fut notre attaché militaire Stoffel. Choyé, séduit, invité à Varzin dans l’intimité, le colonel était devenu, sans s’en rendre compte, j’aime à le croire, son agent auprès de nous plus que notre agent auprès de lui. Il retraçait en termes saisissans l’état d’esprit allemand : « De quelque côté que la Prusse dirige ses regards, elle n’aperçoit que la France qui la gêne dans l’accomplissement de ses desseins. Qu’on veuille bien considérer que la nation prussienne est pleine de fierté, de vigueur et d’ambition ; qu’elle a au plus haut point le sentiment de sa propre valeur ; qu’historiquement elle considère la France comme son ennemie séculaire, et on se fera facilement une idée des sentimens de méfiance, d’amertume, de haine même qu’a fait naître chez elle, à l’égard de la France, la situation issue des événemens de 1866. Aujourd’hui la France, loin d’exciter aucune sympathie en Prusse, y est un objet de haine pour les uns, d’envie pour les autres, de méfiance et d’inquiétude pour tous. Il n’y a qu’un politique sentimental, ou un rêveur sans aucune connaissance du jeu des passions, qui puisse conserver l’espoir d’une entente. On doit donc s’y attendre : le conflit naîtra un jour ou l’autre, terrible et acharné. La guerre est à la merci d’un incident. L’hostilité réciproque des deux peuples, hostilité toujours croissante, pourrait se comparer à un fruit qui mûrit, et l’incident d’où naîtra la rupture sera comme le choc accidentel qui fait tomber de l’arbre le fruit venu à maturité[1]. » Pas un des espions allemands qui sillonnaient la France, — et il n’en manquait pas, — n’aurait pu tracer de nos sentimens vis-à-vis de l’Allemagne un tableau approchant de bien loin celui que Stoffel faisait de la haine allemande contre nous. Nous étions donc haïs bien plus que haïssans. Et cependant, par une inexplicable contradiction, — et c’est par là que ces rapports deviennent trompeurs, — c’est au peuple haï que Stoffel attribue d’avance la responsabilité de l’incident d’où sortira la guerre inévitable. « La Prusse n’a nullement l’intention d’attaquer la France. Elle fera au contraire pour éviter la guerre tout ce qui

  1. Rapport du 12 août 1869.