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familière. Pour rendre l’illusion plus complète encore, l’écrivain multiplie les formules de la conversation la moins surveillée[1], les répétitions, et tout ce qu’un rhéteur de l’école pseudo-classique appellerait des « négligences. » Mais pour lui, comme pour d’autres,


Ses négligences sont ses plus grands artifices.


Elles lui sont un moyen de faire passer presque inaperçues ses plus vives hardiesses de pensée ou d’expression et de donner à ses pages les plus colorées un air d’aisance et de naturel incomparable. Et c’est ainsi que dans ses livres la plus somptueuse poésie rejoint et pénètre la prose la plus humble, et que tous les contrastes viennent se fondre en une commune impression de vivante harmonie et de charme pittoresque[2].

Ce style à la fois si moderne d’allure et si classique d’inspiration est éminemment propre à agir sur les sensibilités d’aujourd’hui : il les renouvelle sans les heurter et, sans les fatiguer, il les dépayse. C’est ce que nous demandons plus que jamais aux livres que nous lisons. Les conditions de la vie contemporaine nous ont fait à tous, plus ou moins, ce que M. Bourget a si heureusement appelé, — à propos de Loti justement, — « des âmes de passage. » Ceux-là mêmes d’entre nous qui ne voyagent guère, éprouvent le besoin de quitter, au moins par l’imagination, leurs horizons journaliers, de connaître d’autres pays et d’autres mœurs, de pénétrer d’autres âmes. À ce besoin naturel de dépaysement et d’exotisme, personne n’a donné plus de satisfactions, et de plus diverses, et de plus subtiles que Loti. Presque tout l’univers connu déroule à travers les livres de ce marin voyageur sa fantasmagorie changeante. Chacune des innombrables contrées qu’il a visitées a laissé dans son œuvre, — et dans notre souvenir, — une image distincte, à laquelle son art a su intéresser tous nos sens : parfums, paysages, couleurs, jeux de lumière et d’ombre, température, que sais-je encore ? il n’est aucune des sensations particulières qui naissent au contact d’un milieu inconnu que Loti n’excelle à nous faire éprouver. Et ces impressions d’ailleurs entrent d’autant plus facilement en nous que l’écrivain, bien loin de nous les imposer en insistant sur ce

  1. « C’est inouï ce que ce hameau de Beït Djibrin peut contenir ! » (Jérusalem.) — « C’est une sorte de village pas ordinaire. » (Japoneries d’automne.)
  2. Sur les procédés de style de Loti, on trouvera quelques pages extrêmement pénétrantes et suggestives dans l’article de M. Bourget que j’ai déjà signalé.