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Fantôme d’Orient, ou plutôt d’Aziyadé. Car les Désenchantées, c’est une reprise d’Aziyadé par un artiste plus sûr de ses moyens, un peu gâté peut-être par l’admiration, et qui, comme le Chateaubriand de certaine confession amoureuse, ne se résigne guère à vieillir. Roman délicieux du reste, d’un grand charme mélancolique, véritable idylle d’automne, que Loti seul a pu écrire. « Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiques, mais n’ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, se replient avec toute leur ardeur déçue vers l’amour et la jeunesse, s’y accrochent en désespérés quand ils la sentent fuir. » Le renoncement bouddhique n’a pas eu plus de prise sérieuse sur lui que le détachement chrétien. Après Bénarès, comme après Jérusalem, il « se retrouve absolument tel qu’autrefois, et toujours enclin à se laisser dangereusement troubler par le charme nouveau des êtres et des choses, par la séduction du monde extérieur. » Avouons que l’art pur n’y a point perdu, et qu’à cet égard il eût été fâcheux que le roman des Désenchantées ne fût point écrit.

Car toutes les ressources de l’art de Loti, tous ou presque tous les thèmes d’inspiration qu’il a successivement développés s’y trouvent repris, fondus et orchestrés avec une aisance souveraine, avec « je ne sais quelle longueur de grâces » dont rien ne saurait dépasser le charme et la séduction. Et, ce qui est tout à fait nouveau dans son œuvre, ce « roman des harems turcs contemporains » est en même temps « un livre voulant prouver quelque chose. » En même temps qu’une poétique histoire d’amour exotique, c’est un plaidoyer en faveur du « féminisme » musulman d’aujourd’hui. Et les deux élémens sont si bien mêlés, que la thèse ne nuit en aucune sorte à l’intérêt d’émotion que provoque la piquante et douloureuse aventure des trois petites âmes qui ont effleuré la vie d’André Lhéry, et au contraire y ajoute un attrait de plus. Au moment même où certains signes pouvaient faire craindre que Loti n’abusât bientôt du droit de raconter, dans une langue un peu uniforme, des impressions déjà éprouvées, et de récrire lui-même ses propres livres antérieurs, voici que l’ingénieux et fécond artiste rajeunit du tout au tout sa manière, et, tout en se prolongeant, se renouvelle. Les Désenchantées sont d’hier. Souhaitons au poète que demain nous apporte encore une « combinaison » aussi savoureuse, aussi finement originale que celle qui lui a été inspirée par « la majestueuse et l’unique, l’incomparable » Stamboul.