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la réalité, — ou ce que nous prenons pour elle, — elle s’élève et s’élargit jusqu’au symbole. Comme dans le vieux poème de Tristan et Iseut, ce qui s’exprime dans Pêcheur d’Islande, c’est l’âme même d’une race plus éprise qu’aucune autre d’idéal et d’infini. « Un des côtés de la chaumière était occupé par des boiseries grossièrement sculptées et aujourd’hui toutes vermoulues ; en s’ouvrant, elles donnaient accès dans des étagères où plusieurs générations de pêcheurs avaient été conçues, avaient dormi, et où les mères vieillies étaient mortes. » Toute la vie bretonne est dans ces quatre lignes. Et c’est pour avoir rendu cette conception de l’amour avec un mélange unique de hardi réalisme et de délicate réserve que Loti a pu « rajeunir et moderniser l’idylle, — le mot est de M. Paul Bourget, — jusqu’à tout faire paraître conventionnel en regard. »

Si l’amour appelle la mort, dans la vie réelle comme dans les œuvres des poètes, nulle part cela n’est plus vrai qu’en Bretagne. Elle n’est jamais loin, au pays d’Armor, la sinistre visiteuse.


Autour d’eux, pour leur premier coucher de mariage, le même invisible orchestre jouait toujours, Houhou !… houhou !… Et la grande tombe des marins était tout près, mouvante, dévorante, battant les falaises de ses mêmes coups sourds. Une nuit ou l’autre, il faudrait être pris la dedans, s’y débattre, au milieu de la frénésie des choses noires et glacées ; — ils le savaient…


Cette ubiquité et cette omniprésence de la mort, Loti l’a sentie, et il l’a rendue avec une puissance, avec une intensité d’émotion, avec une abondance verbale, avec une force incessamment renouvelée d’expression, avec un frémissement d’horreur physique, qui n’ont, je crois, jamais été surpassés. À toutes les pages du livre, l’idée que nous ne sommes rien, que nos joies, nos désirs et nos rêves vont avoir là, bientôt, dans ce grand trou noir béant qui nous attend, leur prompte et naturelle conclusion, cette idée-là revient, quelquefois à peine exprimée, suggérée plutôt, d’autant plus obsédante et insinuante. « Ils mouraient par milliers sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la Mer-Rouge… Leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop ; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature avait chassé d’un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s’il se fût agi d’une génération d’hommes. »