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C’est ce pêle-mêle qui va suivre. — Il y aura dans ce chapitre des choses incohérentes, et des choses futiles, notées au hasard de la course. — La vue d’ensemble s’en dégagera-t-elle pour le lecteur ? — Il est fort à craindre que non : celui qui écrit n’a pas pour cela le talent qu’il faudrait…


Non seulement il a déjà « tout le talent qu’il faudrait, » — et il s’en doute bien, — mais ce talent, il l’applique avec autant de bonheur aux êtres vivans qu’aux choses inanimées. Aziyadé, Rarahu, Fatou-Gaye, Jean Peyral, mon frère Yves sont des personnages qu’on n’oublie plus quand une fois on a lu Loti. Ils revivent dans ses pages, avec leur individualité propre, avec leurs gestes familiers, avec toute leur âme simple et profonde. Loti est admirable pour peindre ces âmes peu compliquées d’apparence, toutes proches de la nature, qui semblent vivre leur vie comme dans un rêve, et qui, de temps à autre, nous découvrent des dessous insoupçonnés d’elles-mêmes, et comme des mystères d’humanité inconsciente.

Il se peint aussi lui-même avec une sincérité, une naïveté parfois, qui, si elle peut, faire sourire, ne laisse pas d’avoir son charme et son éloquence. Il a si souvent dit, et sur tous les tons, qu’il est revenu de toutes choses, qu’il n’a plus ni croyances, ni illusions, que ce serait lui faire injure que de mettre en doute la réalité et la profondeur de son nihilisme moral. « J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai pas pu, nous avoue-t-il quelque part. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter : il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. » Visiblement, il s’efforce de réaliser de son mieux cet inquiétant programme. De trop bonne heure sans doute, les doctrines ambiantes ont soufflé sur ses convictions religieuses, et de ces doctrines il n’a su retenir que le côté purement négatif. Pour combler « le vide écœurant » de son âme, il essaye de se prendre à tous les mirages de la vie[1] ; mais il n’y réussit pas longtemps, et il suffit de peu de chose pour le faire « retomber sur lui-même. » Et c’est alors toujours la même douloureuse plainte qui retentit : « Je ne retrouve plus au-dedans

  1. Cf. aussi cet aveu de Fantôme d’Orient, qui nous reporte au temps où Loti commençait à vivre le roman d’Aziyadé : « C’était aussi l’époque transitoire de ma vie, où, tout à coup, n’ayant plus de foi ni d’espérance, je me jetais à cœur perdu dans l’amour. » (P. 160.)