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contre la fragilité des choses et de lui-même, pour essayer de prolonger au-delà de sa propre durée tout ce qu’il a été, tout qu’il a pleuré, tout ce qu’il a aimé. » L’aveu est significatif : il revient souvent sous la plume de Loti ; et il y a lieu de le retenir.


II

Au mois de janvier 1879, paraissait sans nom d’auteur à Paris un petit livre intitulé : Aziyadé (Stamboul, 1876-1877), Extrait des notes d’un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 janvier 1876, tué sous les murs de Kars, le 27 octobre 1877. Le livre semble avoir été peu remarqué. Un an après, le même éditeur publiait un autre volume, sous ce titre, fait pour piquer la curiosité : Rarahu, idylle polynésienne, par l’auteur d’Aziyadé[1]

Le hasard ayant fait tomber, dit-on, le manuscrit entre les mains de Mme Adam, celle-ci en avait été très frappée, et en avait donné la primeur aux lecteurs de la Nouvelle Revue : cette fois, l’attention publique était saisie, et l’on fit fête au nouvel écrivain. Le volume qui suivit, l’étonnant, et j’oserai dire l’aveuglant et brûlant Roman d’un Spahi, était enfin signé du nom, du pseudonyme plutôt, qui allait devenir promptement célèbre, de Pierre Loti[2]. Puis vint Fleurs d’ennui, dont certaines pages parurent ne mériter que trop bien leur titre. Avec Mon frère Yves, enfin, cet écrivain de trente-trois ans se classait au tout premier rang de la littérature contemporaine. Comme les dieux d’Homère qui en trois pas franchissent le ciel, cinq années lui avaient suffi pour dégager pleinement son originalité, pour franchir les degrés qui séparent l’entière obscurité de la réputation, presque de la gloire.

Ils sont fort intéressans à relire aujourd’hui ces premiers livres de Loti[3], et à plus d’un titre. On y distingue d’abord

  1. La 4e édition de Rarahu (Paris, Calmann-Lévy, 1881) est encore anonyme. Elle a pour titre exact : le Mariage de Loti (Rarahu), par l’auteur d’Azihadé. C’est déjà sous le titre actuel, le Mariage de Loti, que l’ouvrage avait paru dans la Nouvelle Revue.
  2. La publication dans la Nouvelle Revue avait encore été anonyme. Le Spahi, par l’auteur du Mariage de Loti, ainsi s’intitulait-il. — Les premières éditions des premiers livres de Loti diffèrent fort peu, pour le texte, des éditions actuelles.
  3. Sur les premiers romans de Loti, il faut relire ici même, dans la Revue du 1er octobre 1883, l’article de Ferdinand Brunetière, article un peu sévère, à mon gré, mais si riche d’idées, de justes intuitions, de féconds pressentimens, et qui fait tant d’honneur à la pénétration critique de ce maître irremplaçable.