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affaires de Suisse ont causé ici pendant un moment un certain effroi. On a craint que l’orage qui s’est amassé dans le Nord contre ce pays durant mon ministère et que j’ai tant manœuvré pour détourner ne fût sur le point de crever. Vous savez que toute ma politique avait consisté en ceci. D’un côté, je disais aux grandes puissances du continent : Laissez faire l’action amicale de la France en Suisse. Si nous n’obtenons pas ce que la raison et le droit des gens nous autorisent à demander, nous agirons en commun. Mais prenez garde, car si vous demandez à la Suisse plus qu’il n’est raisonnable d’exiger d’elle, vous nous trouverez derrière elle. Aux Suisses je disais : Voilà ce que nous vous demandons avec justice ; faites-le sans hésitation et de bonne grâce, tandis que les choses vous sont demandées en secret et par des amis ; car voici l’Europe qui est derrière nous et qui va vous tomber sur les bras. Ce langage avait été entendu par le gouvernement fédéral qui avait beaucoup fait déjà au moment où j’ai quitté les affaires. Que s’est-il donc passé depuis ? Quels griefs nouveaux a-t-on contre la Suisse ? Sont-ils fondés ? Quel est l’état vrai de ce pays et le péril qu’il fait réellement courir à ses voisins ? Vous comprenez que la réponse à toutes ces questions, dans la limite même où vous croirez convenable de la faire, doit vivement m’intéresser.

Je renonce à vous parler, à vous ou à tout autre, de nos affaires intérieures. Je veux essayer de n’y pas penser. L’avenir est plus obscur que jamais. Tout semble impossible à tout le monde. Il faudra bien cependant que ceci se dénoue. Mais quand, comment, qui le sait ? Il n’y a plus qu’un seul Dieu qui paraisse devoir régler les destinées de ce grand pays, c’est le hasard.

Ma femme qui me charge de vous remercier de votre lettre va beaucoup mieux. J’espère et je crois que bientôt il ne restera plus trace de la longue et pénible indisposition qui l’a atteinte peu de jours après notre sortie de l’hôtel des Capucines. J’espère que les tièdes baleines du printemps qui commencent à se faire sentir ici vous atteindront bientôt au milieu des glaces de votre Helvétie et que la santé de Mme de Gobineau s’en trouvera bien.

Mille amitiés bien sincères.

A. DE TOCQUEVLLE.


Paris, le 20 février 1850.

Mon cher ami,

Ma femme étant dans son lit, malade par suite des fatigues