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apercevoir le fond du lac, les pierres, quelle colore légèrement. Plus loin, au milieu, dans sa fonction de récepteur : elle reflète le ciel, et le ciel étant très lumineux, il éteint toutes les images qui pourraient venir du fond du lac à la surface. Au fond, enfin, près des montagnes, l’eau reflète la montagne même, dans sa fonction de miroir, mais de miroir magique, mobile et changeant. De même, sous la barque amarrée au bord, l’Eau remplit ses deux fonctions pittoresques : comme miroir, elle les reflète ; comme support, elle en reçoit l’ombre portée, et l’on voit, ici, exactement observés dans leurs directions horizontale et verticale, se coupant comme dans la nature, ces deux émanations contradictoires de la chose comme de l’homme : l’Ombre et le Reflet.

Ce faisant, ces artistes appliquent, sans y penser, le précepte fameux de Ruskin : « Avoir de la main et peindre de l’herbe ou des ronces avec assez de vraisemblance pour satisfaire l’œil, c’est là un talent qu’une ou deux années d’apprentissage donneraient au premier venu. Mais surprendre dans l’herbe ou dans les ronces ces mystères d’invention et de combinaison par lesquels la nature parle à l’esprit, retracer la fine cassure et la courbe descendante et l’ombre ondulée du sol qui s’éboule, avec une légèreté et une finesse de doigté qui égalent le tact de la pluie ; découvrir, jusque dans les minuties en apparence les plus insignifiantes et les plus méprisables, l’opération incessante de la puissance qui embellit et glorifie ; proclamer enfin toutes ces choses pour les enseigner à ceux qui ne regardent pas et ne pensent pas : voilà ce qui est vraiment le privilège et la vocation spéciale de l’artiste[1]. »

Il n’est point nécessaire, pour cela, de tomber dans le bavardage et la statistique, de devenir un Meissonier des champs et des bois. Mais il faut et il suffit que celui des détails précis par lequel la nature parle à l’esprit soit rigoureusement profilé. Démêler ce qui, dans un paysage donné, crée l’impression dominante que nous en ressentons, et l’ayant démêlé, ne retenir que cela, — telle est la loi. C’est ce qu’on fait, quand on fait la caricature d’une personne, ou, simplement, quand on en cherche la ressemblance. Le travail est parfois long et ardu. Pour une seule inflexion particulière au modèle : une paupière imperceptiblement plus abaissée que l’autre, par exemple, ou la ligne du

  1. John Ruskin, Modern Painters, vol. I, section IV, chap. IV, Of the fore ground,