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le copiste d’un texte trop clairement écrit d’avance pour que nul n’ait besoin qu’on le traduise. Sans doute, c’est là ce qui arrive un peu dans tout beau pays, devant tout beau motif de paysage. Mais ces motifs sont généralement moins notoires que Venise et plus difficilement accessibles, et, d’autre part, il est rare qu’ils gardent, durant des années, tous leurs traits immobiles, leurs lignes identiques, leurs équilibres constans. La beauté que M. Olive ou M. Dauphin, ou M. Paulin Bertrand nous décrivent d’une vague sous un nuage, ou de rochers blancs battus par une vague violette, ou d’une anse de Provence, peut exister un instant comme réalité : elle restera toujours comme témoignage, quand la réalité qui l’a inspirée ne sera plus. La vague se replie, les arbres croissent, le bout de rocher s’effrite, et nous sommes reconnaissans à l’artiste qui a découvert et qui a fixé une rencontre de lumière, de traits et d’équilibre que nous ne pourrons peut-être plus revoir. Mais qui a besoin qu’on découvre Venise ?

Ainsi Venise est la grande séductrice parmi les cités du globe. C’est la seule qui soit à demi faite de reflets, la seule dont la silhouette entière se double en se renversant dans le tranquille abîme des eaux. Mais elle est, aussi, la chose qu’il ne faut pas fixer, qu’il ne faut pas raconter, qu’il ne faut pas peindre. L’éternelle illusion de tous les paysagistes et aussi de toutes les femmes, un instant soucieuses d’un hommage posthume, qui viennent s’asseoir devant le portraitiste à la mode, est de croire que du plus beau site se fera le plus beau paysage et de la plus belle femme le plus beau portrait. Toute l’histoire dément ce rêve. Les plus beaux portraits de femmes qu’on connaisse furent peints, non d’après des beautés impeccables, mais d’après des visages imprécis dont les traits étaient indéfinis, dont l’expression était médiocre, dont l’âme était voilée. Car l’art a pu faire alors son œuvre qui est de révéler. Le portrait est à la femme ce que le visage de la femme est à celui de l’enfant, d’autant plus beau une fois réalisé que, jadis, il fut moins défini en ses lignes, moins écrit et moins parfait en sa primitive expression. Venise est le visage accompli qu’on ne peut accentuer sans le flétrir. On peut y rêver. On peut y flâner. On peut y aimer. On peut y mourir. Il ne faut pas y peindre.