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pierre, de verdure ou de ciel, à Venise ou dans les îles, qui ne soit bon à peindre, et il n’est pas un instant où ce coin ne cesse d’être le même, pour devenir quelque autre chose de meilleur ou de plus surprenant. Quand on visite les débris du Campanile, on voit une statue de terre cuite que la chute a brisée en seize cents morceaux ; par un miracle d’ingéniosité, les archéologues, qui sont de grands raccommodeurs de porcelaines, sont parvenus à la rassembler et à la recoller tout entière. Mais qui rassemblera tous les morceaux où se reflète à la fois et se brise indéfiniment pour renaître tour à tour le visage de Venise ?

Ainsi, au premier abord, le peintre est ébloui, enchanté, attiré par cette ville posée au bord de l’Europe, tournée vers l’Orient. Il se dit : « Je viendrai là et je ferai des chefs-d’œuvre. » Il vient là. Mais le chef-d’œuvre est déjà fait. Chaque lucarne ouverte sur la lagune, chaque felze aux rideaux tirés découpe dans l’espace un tableau nouveau, toujours bien composé, bien équilibré, intense, parfait. Alors le grand souci du peintre moderne, qui vit dans la terreur du paysage composé, est de ne pas faire « le tableau, » le tableau qui est là tout peint devant ses yeux et qui n’a pas besoin de lui pour être déjà une œuvre d’art ; c’est de ne pas écrire sous la dictée mystérieuse des entretiens avec la nature, des morts et des élémens, des Lombardi, des San Sovino, des Palladio, des eaux, des ciels et des siècles ; c’est d’ajouter ou de substituer à la nature ou au travail des siècles, sa personnalité à lui, — membre de la Sécession ou de la Water Colour Society, — arrivé par le train du matin.

Turner y parvint, mais précisément il effaça de son œuvre l’œuvre des hommes. Dans le creuset de son imagination, les « pierres de Venise » ont fondu. Il ne reste plus que le ciel et la mer. Les bâtisseurs ne peuvent plus réclamer leur part de droits d’auteur. Comme son fameux Port-Ruysdaël que n’ont jamais pu identifier les plus entreprenans géographes, ses monumens sont des fantômes d’église, des hypothèses de palais. Tout ""son œuvre est fait de ce qui, dans la nature, est impalpable, de ce qui est instable et de ce-qui est indéfinissable ; de ce qu’on ne peut saisir, de ce qu’on ne peut borner et de ce qui ne peut tarir. Il n’a montré qu’une impression produite, un instant, sur lui par quelque chose qui a disparu.

Dès qu’on veut montrer autre chose, on devient un copiste,