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Mais à peine a-t-il débuché devant une place comme celle où se tient le Colleone, c’est l’impression d’humanité, de siècles d’histoire et d’art qui le saisit tout entier. L’architecture de la nature s’oublie devant l’architecture des hommes. Et le peintre rêve des colonnades de Véronèse ou de Canaletto. Mais voici que la barque, poursuivant sa route, longe les palais qu’entoure une forêt inondée faite de pieux gigantesques, coiffés comme des doges et habillés comme des mirlitons : il a l’impression d’un Venusberg surgi du fond des eaux gardant encore un peu de l’éclat du corail, des perles et des algues des régions féeriques d’où il est sorti. Et, devant ces grands perrons où les lames, terribles là-bas sur la mer, viennent, après mille lacets, se rouler comme des bêtes câlines apprivoisées, sous ces splendeurs de marbres polychromes, et dans celle atmosphère de vie facile et silencieuse, le peintre regrette les fêtes disparues. Il imagine aussitôt l’arrivée des gondoles débordantes de toilettes claires, la cohue et l’enchevêtrement de ces longues choses noires, souples et pointues, qui hachent l’eau entre les piliers et sursautent à chaque remous, le claquement des vagues, l’éclat des brocarts, des satins et des dentelles étalées sur les perrons moussus, le large paraphe des révérences, la tâche d’encre des masques, le mince éclair des épées. Et il lui semble à ce moment que rien n’est plus beau que de s’improviser peintre de fêtes galantes…

Pourtant, sa barque a poursuivi et il a gagné les quartiers pauvres où sont entassés la plupart des 167 000 habitans de ces îlots de pierre, la Giudecca, San Trovaso, la Misericordia. Là, l’eau de la lagune, où dansent des épluchures, ne reflète que des choses misérables, des masures basses, des loques, des chantiers. Mais ces loques sont éblouissantes. Ces masures, comme celle des Martigues, « la Venise des pauvres, » sont, pour l’œil du coloriste, des sources de joie infinie. Une foule de petits incidens de la vie populaire : un déménagement en gondole, avec le reflet insolite d’un pauvre mobilier en ruines ; des femmes qui renouvellent au pied d’une madone de quartier leur offrande d’huile et de fleurs ; le passage d’une gondole funéraire allumant dans le canal des reflets d’incendie, tout cela fait songer au peintre que Venise est le meilleur cadre où situer quelque simple drame de la vie populaire.

Il y songe encore quand il débouche sur le grand canal et alors tout s’efface de sa mémoire pour n’y plus laisser