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dans un fauteuil, des accens si justes, si sonores, et si brefs. Aucun de ses anciens portraits ne réalise mieux le modèle avec moins d’élémens réels. Dans aucun, l’esprit ne dirige plus visiblement chaque louche, ni la matière du peintre n’a, pour ainsi parler, si peu de « poids mort. » De plus en plus, ce disciple de Velazquez tend à la facture idéale qu’il a définie ainsi : « Les ombres simplifiées ne sont que frottées ; seules les lumières sont peintes en pleine pâte. » Ce qui est, en effet, le premier précepte, mais plus facile à formuler qu’à suivre, du coloriste. Jamais M. Bonnat ne s’en est mieux souvenu que dans cet officiel Portrait de M. Fallières.

Il est toujours malaisé de faire le portrait des grands. On sait les stratagèmes et les accessoires qu’employaient les peintres d’autrefois, quand ils se trouvaient en présence d’un homme célèbre, pour rivaliser avec l’historiographe. Gérard de Lairesse a pris la peine d’édicter là-dessus pour ses jeunes confrères des règles minutieuses et précises. Après avoir averti que « lorsqu’il est question d’un tyran ou d’un prince méchant et cruel, on ornera l’intérieur de sa cour ou le salon où on le fait voir, de peintures qui représentent des actes d’une grande sévérité et de barbarie, » le professeur ajoute : « La statue de la Politique ou du Gouvernement appartient à un Conseiller d’Etat et à un Sénateur ; et dans les peintures on fera voir la promulgation des lois et leur exécution, ainsi que les figures allégoriques de la Prudence et de la Vigilance. A un Secrétaire d’Etat on donnera la statue d’Harpocrate, et en peinture ou en bas-relief, on représentera Alexandre le Grand qui, avec sa bague ou son cachet ferme la bouche à Ephestion, ainsi que l’emblème de la Fidélité, ou une oie portant une pierre dans le bec…[1] » C’étaient de précieuses ressources. De nos jours, le peintre n’ose plus y recourir pour raconter les exploits de son modèle, et il s’en tire comme il peut. Après cela, M. Bonnat a de la chance. Puisqu’une tradition immuable et comme un de ces articles secrets de la Constitution qui semblent être les mieux observés de tous lui délèguent, dans notre République, la fonction singulière qu’occupaient les Bellini ou le Titien dans celle de Venise et que, l’un après l’autre, nos présidens viennent s’asseoir devant lui, comme les doges, les Andréa Gritti, les Grimani, les Mocenigo, les

  1. Gérard de Lairesse, le Grand livre des Peintres, ch. VI. De la convenance des accessoires relativement à l’état et à la condition des personnes qu’on peint.