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l’esprit. C’était un fin lettré qui, dans ses loisirs, écrivait des pensées justes, élevées, qu’il a réunies plus tard dans un volume plein de charme au titre modeste : Pages volantes. La majorité l’écoutait comme un oracle et s’inclinait devant son expérience, son bon sens et sa ferme modération. L’esprit toujours hanté des passions révolutionnaires qu’il avait entendues gronder si menaçantes dans la crise de 1848 à 1851, il avait quelque défiance d’une liberté réclamée l’outrage à la bouche, et pendant longtemps il avait hésité à s’associer au réveil législatif libéral. Même après le 19 janvier, n’ayant pas encore abandonné Rouher, ce fut sa voix qui me fit échouer à la Commission de la Presse. Cependant trop clairvoyant pour méconnaître l’impérieuse nécessité d’une transformation, après les élections de 1869, il nous apporta son concours décidé. Son adhésion nous fut des plus précieuses, car elle entraîna un grand nombre d’hésitans. Son organe assez faible ne lui permettait pas d’obtenir les succès de la parole, mais ses discours très bien écrits se lisaient avec intérêt.

Le marquis de Talhouët, héritier de l’immense fortune du baron Roy, avait été, à l’Assemblée législative, un des représentans qui protestèrent contre le coup d’Etat. Néanmoins, telle était la solidité de sa position que le gouvernement avait été obligé, dès 1862, de l’accepter comme candidat officiel. Il n’avait pas tardé, quoique ne la recherchant pas, à obtenir une influence sérieuse. Cela tenait d’abord au charme de sa personne, élégante, fine, distinguée, de ses manières aimables où il y avait, plus que la politesse appliquée à ne pas blesser, un désir de cœur d’obliger, d’être serviable. A chacun il savait dire un mot d’intérêt, de telle sorte qu’on se sentait incliné à ne pas déplaire à qui était si attentif à plaire. Son action tenait aussi à la nature de son esprit, perspicace, sensé, réfléchi, prudent. Dès qu’il avait pris position quelque part, il s’y tenait fermement et ne reculait pas ; mais il ne se décidait à s’engager qu’après avoir longtemps pesé le pour et le contre ; il s’effrayait des responsabilités même glorieuses et répugnait aux initiatives osées. Aussi disait-on : Quand Talhouët va quelque part, on ne s’expose à aucune témérité en le suivant. Il s’était rangé dans le petit groupe libéral dès la première heure, et il y avait tenu, sans fléchir, sa place, même aux momens difficiles où le succès semblait éloigné, et le premier ministère libéral eût paru incomplet s’il n’en avait pas fait partie.