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termes que, loin de le froisser, il avait montré la lettre en déclarant qu’elle était belle. Daru fut introduit comme je l’étais habituellement, par le couloir intérieur. À peine la porte ouverte, l’Empereur, debout, à quatre pas, s’avança vers lui. « Bien des événemens se sont passés depuis que nous ne nous sommes vus, monsieur Daru. — Oui, Sire, beaucoup d’événemens, les uns heureux, les autres malheureux. — Je désirerais, reprit l’Empereur, que, comme autrefois à l’Elysée, vous m’exposiez franchement votre avis sur la situation. » Il le pria de s’asseoir près de la cheminée. Quand il eut pris place, après un moment de silence, l’Empereur dit : « Vous m’en avez beaucoup voulu du Coup d’État, je le comprends ; vous ne pouviez pas voir d’où vous étiez ce que je voyais. À votre place, je me serais conduit comme vous l’avez fait ; vous avez rempli votre devoir. » Daru le remercia. Ils échangèrent une poignée de main, et la conversation commença. Sur la situation intérieure, Daru répéta les idées que j’exposais depuis plusieurs semaines. L’Empereur écouta sans répondre. — Et à l’extérieur ? dit-il. — En Allemagne, répondit Daru, il y a deux hommes qui ont une immense force, le roi Guillaume et Moltke. Le roi Guillaume représente l’idée de l’unité allemande ; Moltke est le premier homme de guerre de son temps. L’un a soixante-douze ans, l’autre soixante-quinze ; leur disparition affaiblira la Prusse ; il faut l’attendre dans une complète abstention. — Et Bismarck ? qu’en faites-vous ? — M. de Bismarck est jeune ; mais seul, n’ayant plus l’appui des deux grandes forces du Roi et de Moltke, il n’est pas inquiétant, quelles que soient, d’ailleurs, son activité et son intelligence. — Vous avez raison, » répondit l’Empereur. Il proposa ensuite à Daru de prendre un ministère, sans trop d’insistance toutefois, et il ne lui parla ni de s’entendre avec moi, ni de constituer un cabinet. Il persistait dans sa pensée, Forcade écarté, de ne se confier qu’à moi et de me faire le pivot unique des combinaisons libérales.


II

Le 27 décembre, au moment où j’allais sortir de chez moi, je reçus la lettre suivante de l’Empereur : « Monsieur le député, les ministres m’ayant donné leur démission, je m’adresse avec confiance à votre patriotisme pour vous prier de me désigner les