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manquait : car, tout en ayant oublié le français, — qu’il devait s’efforcer vainement de réapprendre, plus tard, pendant son séjour de deux ans auprès de Barante et de Mme de Staël, — il n’était point parvenu à se rendre tout à fait maître de la langue allemande, et nous savons aujourd’hui que, jusqu’au bout, dans ses poèmes et ses écrits en prose, ses amis ont eu à corriger d’innombrables fautes d’orthographe, et surtout de grammaire. Mais à cette ignorance matérielle son instinct de poète suppléait amplement : peu d’hommes ont traité la langue allemande avec autant d’élégance, de grâce à la fois légère et délicate, de simple et expressive harmonie musicale. Ce qui l’a toujours gêné bien plus profondément, c’est le mélange qu’il a senti en lui d’élémens divers et opposés, ne lui permettant point de s’épancher, dans son œuvre, avec la même aisance spontanée que les autres poètes de son entourage, dont aucun, cependant, n’avait une originalité ni un talent comparables aux siens. Il avait beau « penser » en allemand : son imagination, ses sentimens, tout le fond de son âme était resté français ; et de là vient que son œuvre, malgré son éminente beauté poétique et l’admirable perfection de sa forme, ne donne pas au lecteur allemand l’impression de plaisir naturel et entier que lui procurent d’autres œuvres, d’un mérite artistique évidemment inférieur.

Aussi bien dans ses pièces lyriques et ses ballades que dans son Pierre Schlemihl et dans la relation de son voyage autour du monde, — toutes œuvres qui, du reste, tiennent une place considérable dans la littérature allemande, et ont eu un rôle historique plus considérable encore, — nous avons l’impression que ce qui empêche ces œuvres d’être parfaitement belles, au point de vue allemand, ne tient qu’à la nature française de l’auteur, et, dans des œuvres françaises, aurait été une source de pure et charmante beauté. Car le fait est qu’il y a, entre la poésie des deux races, la même différence qu’entre leur musique : en Allemagne, le sentiment a toujours le pas sur l’idée, toujours les mots restent en arrière de la mélodie. Et rien n’est plus frappant, dans tous les écrits de Chamisso, que la présence continue de l’image et de l’idée, et, sous la musique des mots, l’impossibilité manifeste où est ce poète allemand de séparer jamais sa pensée de son émotion, pour laisser à celle-ci un plus libre cours. Jusque dans ses élans les plus passionnés, l’ex-gentilhomme français demeure « raisonnable ; » ou plutôt il est fait de telle manière que toujours son esprit s’exalte en même temps que son cœur. Son style garde constamment une précision, une clarté, un relief merveilleux, et merveilleusement adaptés