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n’a pas inspiré à l’artiste ces images féroces où il a détaillé, comme pour se guérir de sa concupiscence, les misères et les châtimens de la forme déchue ?

Certes, Rembrandt a péché surabondamment par orgueil de la vie. Ses estropiés, ses éclopés, ses béquillards, sont la formule courante et le répertoire de la peinture depuis la fin du XVIe siècle. Il s’agissait de sortir du bas-relief herculéen de Michel-Ange et de la Sixtine. Caravage inventa le correctif puissant de son naturalisme. Il chercha ses modèles parmi les portefaix et les palefreniers. La langue s’anémiait à force de se sublimer : il la retrempa de locutions populaires, triviales et riches. L’Evangile redevint plébéien. La convention du XVe siècle, perpétuée surtout à Venise, avait permis de concevoir un Nouveau Testament princier, où les premiers rôles sont tenus par les grands de la terre, où Jésus-Christ se montre à table entre l’empereur Charles-Quint et la marquise de Pescaire, et où le texte sacré prend sans impiété un air assez mondain de Mémoires de Brantôme. A l’inverse, en vertu de la nouvelle poétique, on admet que plus un corps est tanné, boucané, coriace et rugueux, plus il est propre à figurer un apôtre, un prophète, un archevêque ou un ermite. Saint Jérôme et la Madeleine s’élèvent aux premiers emplois de la peinture. Tel est l’usage universel de Naples à Anvers, de Bologne à Séville, chez Caravage et Valentin, chez Salvator et Ribera, chez Rubens et Jordaens. Il eût été bien surprenant que Rembrandt y eût échappé. On ne s’en tint pas là, et cet argot de métier parut si bien trouvé, qu’on en vint à le traiter pour lui-même et pour le plaisir. On se mit à découvrir la poésie de la crasse, l’esthétique de la guenille et le pittoresque du haillon. Ce n’est pas Rembrandt seul, c’est le XVIIe siècle tout entier qui est « peuple. » Rembrandt n’est pas le premier qui ait aimé les gueux ! Callot les fréquentait avant lui, et Rembrandt connaissait le monde de Callot : c’est celui qui pullule dans la Pièce aux cent florins. Murillo a peuplé les musées de Muchachos et de Pouilleux. Ribera peint le Pied bot. Et c’est le plus impassible et le plus serein des génies, le plus imperturbable de tous et le moins porté au rêve, don Diego Rodrigues de Sylvay Velazquez, chambellan de la Cour d’Espagne, qui nous a laissé la plus belle collection connue de fous, de nains, d’idiots, de crétins et de « monstres. »

Il va sans dire que Rembrandt ne serait pas Rembrandt, s’il