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Philosophie de l’art, leur donne leur expression dogmatique et complète.


Les Grecs et les Italiens n’avaient connu de l’homme et de la vie que les pousses les plus droites et les plus hautes, la fleur saine qui s’épanouit dans la lumière : Rembrandt en a vu la souche, tout ce qui rampe et moisit dans l’ombre, les avortons déformés et rabougris, le peuple obscur des pauvres, la juiverie d’Amsterdam, la populace fangeuse d’une grande ville et d’un mauvais climat, le gueux bancal, la vieille idiote bouffie, le crâne chauve de l’artiste usé… Une fois sur cette voie, il a pu comprendre la religion de la douleur, le christianisme véritable, interpréter la Bible comme l’aurait fait un hollard, retrouver le Christ éternel… Lui-même, par contre-coup, il a senti la pitié ; à côté des autres qui semblent des peintres d’aristocratie, il est peuple ; du moins il est le plus humain de tous ; ses sympathies plus larges embrassent la nature plus à fond ; aucune laideur ne lui répugne aucun besoin de joie ou de noblesse ne lui dissimule aucun bas-fond de la vérité…


Ce qui communique la vie à cet admirable portrait, ce qui a fait de Rembrandt, une fois ainsi compris, le plus émouvant des artistes et le plus populaire, c’est l’idée qu’il existe une beauté sociale, et que Rembrandt en est le père. Et sans doute ceci donna lieu à d’étranges équivoques. On vit Courbet faire de son art une menace contre l’Empire, et Millet malgré lui passer pour un « partageux. » Il y eut un art républicain et un art qui ne l’était pas. Rien ne nous agace, aujourd’hui, comme cette confusion de l’art et de la politique. Mais, pourquoi n’y aurait-il pas là, parmi beaucoup d’abus, un fonds de vérité ? On pourrait soutenir, comme le veut Guyau, que le progrès de l’art est une « extension de la sociabilité esthétique, » c’est-à-dire un développement de la sympathie. Plus l’art avance, moins il a de dédains, moins il trouve d’objets indignes de son intérêt. Vasari, parlant de Giotto, a un mot remarquable : « Personne, dit-il, avant lui, n’avait donné tant de bonté à ses visages. » Les premiers hommes ont consacré leurs poèmes aux dieux ; sur les bas-reliefs de Suse et de Memphis, le roi est un géant, ayant quatre ou cinq fois la taille de l’humanité vile qui fourmille à ses pieds. Nous nous faisons de la grandeur une idée moins enfantine. Nous savons que, pour être grand, il suffit d’être bien quelqu’un, n’importe qui, l’être le plus humble. Aucune créature, fût-ce la plus accomplie, n’est capable d’enfermer ou de représenter l’Infini. Mais il n’en est aucune, si déshéritée, si dénuée de grâce par