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la secousse de 1S4S. Du coup, le romantisme devenait action. Le quatrième État intervenait pour offrir à l’art un objet à spiritualiser. Jacques Bonhomme se présentait au monde bourgeois comme le type du beau moderne. Alors on vit s’avancer, comme un grand revenant de l’ombre et de la pitié, suivi d’une escorte infinie de mendians, de vagabonds, de malades et de loqueteux, un Rembrandt inconnu, saignant, dolent et doux. Il ressemblait à quelque saint Vincent de Paul de l’art. Et il avait aussi quelque chose d’Eugène Sue. Il était le peintre des humbles, des sans-gîte et des va-nu-pieds ; son œuvre psalmodiait la grande chanson des gueux, l’Evangile de la douleur. En lui s’incarnait la conscience du mal universel, la vaste angoisse des Misérables, la charité mystique de la Maison des morts. Il était l’apôtre profond de la souffrance humaine. Il était saint-simonien, fouriériste et humanitaire. Il devint le maître et le Messie du nouvel art.

Les peintres, à la vérité, devant cet auxiliaire qui leur tombait du ciel, demeurèrent circonspects. Le seul Fantin-Latour s’évertua, sans grand succès, à faire revivre la donnée de l’Anatomie et des Syndics. Les écrivains, au contraire, ne se possédèrent plus. A se reconnaître tout à coup dans le miroir d’une œuvre vieille de deux cents années, ils perdirent un peu la tête. Une sorcellerie, une magie parut s’exhaler de cette œuvre. C’est depuis ce moment qu’à propos de l’artiste on ne se croit pas défendu de déraisonner doucement. La critique ne se piqua plus de garder son sang-froid, et un état de vague délire, en parlant du maître de la Ronde, sembla faire partie des convenances du sujet. On ne se doute pas de ce que Michelet voit dans le beau tableau du Louvre, — il dit le « lugubre tableau de 1648 » — les Pèlerins d’Emmaüs : il y trouve le symbole de la détresse de l’Europe après la paix de Westphalie. Il y voit le diable, — sans métaphore : c’est le chien, couché sous la table, le museau sur les pattes, en bon chien de chrétien qu’il est. Ce chien devient un « affreux dogue, » qui « rit, grince et gronde, » et il a certes sujet de rire ; car « le monde lui appartient. » Il faut bien toutefois qu’il y ait dans ces idées, encore qu’elles n’aient pas toujours le sens commun, quelque chose de fort, de contagieux et même de vrai, puisqu’elles sont partout à la fois, dans toute la littérature, de Bürger à Vitet, de Charles Blanc à Montégut, et puisque Taine enfin, dans une page célèbre de la