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Que penser maintenant des argumens tirés de l’ethnographie ? À quelles marques distinguer les races et reconnaître ce qui appartient à l’une ou à l’autre avec assez de certitude pour en faire le fondement de nouvelles divisions politiques ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une race ? Il n’y a sans doute pas de problème plus complexe, plus délicat, plus controversé. Devra-t-on s’en rapporter à l’anthropologie, à la philologie, à l’histoire ? Autant de questions auxquelles aucune science n’est en état de répondre avec une rigueur suffisante. Le professeur Cvijic, de l’université de Belgrade, a mis en relief toutes ces difficultés, dans une brochure[1] où il a fait un très méritoire effort d’impartialité et d’objectivité, et dont, — à la condition de se souvenir que l’auteur, tout en étant un savant de mérite, est aussi un patriote serbe, — beaucoup de remarques sont à retenir. D’abord, toutes ces populations qui se sont, au cours des siècles, superposées sur le même sol, qui ont vécu si longtemps sous le joug des Turcs dans la même condition misérable, n’ont pas pu ne pas se mélanger. S’il est facile de discerner un Bulgare de Sofia d’un Grec d’Athènes, la même distinction devient moins aisée quand il s’agit d’un Grec et d’un Slave de la vallée du Vardar. La difficulté est bien plus grande encore dès qu’il s’agit de ne pas confondre un Serbe et un Bulgare, ou un Grec de race pure et un Valaque grécisant, ou un Serbe albanisé et un Albanais. Les nationalités ne sont pas tranchées dans la réalité comme elles le sont dans les casiers d’une statistique, et l’on ne saurait classer des hommes comme on détermine l’espèce d’un coléoptère. Entre les Slaves et les Grecs, les Turcs et les Albanais, les Valaques et les Grecs ou les Slaves, il y a eu de tout, temps mélange, union, fusion : ce n’est que dans ces dernières années que les populations, ou une partie d’entre elles, ont pris conscience d’appartenir à des nationalités distinctes. Cette fusion, en certains endroits, dans les plaines, dans les villes, est très avancée ; elle l’est beaucoup moins dans les montagnes. Les Albanais eux-mêmes, si fiers de leur particularisme, se mélangent, quoique musulmans, avec les Grecs on Epire, avec les Serbes dans le Nord, avec les Valaques ou les Bulgares dans l’Est. Enfin, il y a des Bulgares musulmans, les Pomaks, et il y a des Serbes musulmans albanisés qui sont les plus dangereux ennemis de leurs frères par la race.

  1. Remarques sur l’Ethnographie de la Macédoine. Extrait des Annales de Géographie. Paris, Armand Colin, 1906.