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tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délice, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste : il joignit à cela une omelette assez épaisse ; et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait pas de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et ce qu’il y avait, de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rat de cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout, ce qu’il me dit à ce sujet et dont je n’avais pas la moindre idée me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développe depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie de barbares publicains[1]. »

Voilà la taille, l’ancien impôt personnel sur le revenu ; et c’est parce que l’Assemblée Constituante s’en faisait la même image que Rousseau qu’elle rejeta sans hésitation et la taille et les dixièmes et les vingtièmes, et tout ce qui pouvait constituer un impôt personnel et général sur le revenu ; elle restait sous l’impression ineffaçable de l’arbitraire que comportaient ces taxes, et elle ne voulut plus entendre parler que d’impôts réels, assis uniquement sur les choses et indépendamment de la personne.

  1. Rousseau, les Confessions, tome Ier, p. 338-339, édition Lequien, 1821.