Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lequel, pour qui a les qualités disproportionnées, est aussi disproportionné qu’il le serait de vouloir qu’un âne fasse la course d’un cheval. »

Machiavel n’a garde de vouloir, — en cela le reproche ne l’atteint pas, — que « l’âne » marche au pas du « cheval, » que Florence se hausse et s’enfle jusqu’à Rome ; mais volontiers « il allègue les Romains, » et c’est pour lui plus qu’une habitude, presque une méthode, d’aller puiser chez les anciens les leçons et les exemples qu’il propose aux modernes. Chez quels anciens ? Avant tout et à peu près exclusivement les historiens, latins ou grecs, beaucoup plus les latins que les grecs. Tite-Live fut son livre de chevet, celui dont il s’attacha à extraire la moelle, en la mélangeant, paraît-il, au suc de Tacite ; l’Art de la Guerre devrait à Végèce ce qu’il a de meilleur ; et l’on a cru relever aussi, dans le Prince, dans les Discours ou dans la Vie de Castruccio, des traces de Polybe, d’Isocrate, de Plutarque, de Diogène de Laërce, de Diodore de Sicile. Et puis, dans un assaut d’érudition, de savans critiques jettent à la tête de Machiavel, comme pour l’accabler sous le poids de ses emprunts, quelques lambeaux des philosophes, — Aristote, Platon, Xénophon, — et quelques bribes des poètes, épiques, lyriques ou tragiques, — Homère, Pindare, Euripide, — et même comiques, — Plaute, Térence, — sans oublier (car il fit un Ane d’or) les romanciers, — Apulée et Lucien. — Il ne faut pourtant rien exagérer, et il semble bien qu’ici l’on exagère. Tout cela est plus ou moins sûr, et tout cela, au fond, est sans intérêt ou sans importance. Machiavel savait-il le grec ? Ne le savait-il pas ? Lisait-il les auteurs dans le texte ? Ne les a-t-il lus que dans une traduction ? La dispute là-dessus sera toujours d’allure assez pédantesque, comme elle le sera toujours quand il s’agira de décider si Machiavel fut vraiment un lettré, digne d’être admis parmi l’élite laurée des humanistes, ou seulement un demi-lettré, un « honnête homme » amateur de belles-lettres, ou moins encore, une sorte de « primaire » supérieur, qui se serait, par les hasards de sa carrière, frotté à de doctes compagnies et qui aurait, ainsi que l’insinue Paul Jove, cueilli au passage, dans les entretiens de son chef Marcello Virgilio, les fleurs latines et grecques dont il émailla ses écrits ? « C’est lui qui nous l’avoue, » dit l’évêque de Nocera. Mais, au contraire, en maint endroit, et notamment dans la charmante épître à Francesco Vettori, du 10 décembre 1513, Machiavel