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première Décade de Tite-Live. Leur importance, en ce qui concerne la formation de la pensée, du jugement et, si l’on le veut, de la doctrine du secrétaire florentin, ne fait nul doute pour qui sait quel soin attentif, — malgré les erreurs, plus ou moins nombreuses, que des historiens modernes ont cru pouvoir relever, — Machiavel a apporté à rassembler mois par mois, jour par jour, ces élémens de fait. Or, on le sait par la publication de la copie que son petit-fils, Giuliano de Ricci, fit de ses notes allant de la mort de Cosme à septembre et octobre 1501 ; notes dont l’authenticité aurait comme garantie, à défaut d’autres témoignages, le coup de pouce où l’on sent l’ongle, et, dans la liberté de l’improvisation, de l’impression fixée pour soi seul, le jaillisse nient du mot qui est à l’homme, qui n’est qu’à lui, qui est lui, l’âpre hauteur, l’acre saveur du verbe machiavélique.

Machiavel, que nous avons surpris jouissant en dilettante de ce « rare spectacle, » le bel ordre de l’armée de César en marche, le long de la mer et au pied des monts, de Fano vers Sinigaglia, se donne, avec une sorte de volupté cérébrale, le spectacle non moins rare, — et combien plus instructif ! — de Florence, dans le désordre apparent de ses fantaisies, en marche vers l’inévitable fin, sous l’inéluctable loi de ses destinées. La question n’est pas pour le moment de savoir si le tableau qu’il en trace est exact en tous ses détails : si, même exact, il ne serait pas incomplet. En ces sortes de sujets, la concision ne s’obtient, cela est à craindre, qu’aux dépens de la précision : comment une trentaine de paragraphes dispersés en ses huit livres eussent-ils suffi à Machiavel, quelles que fussent sa puissance de vision et sa puissance d’expression, quand Tommaso Forti n’a pas eu trop des trois cents chapitres de son Foro fiorentino pour se débrouiller au milieu du chaos des temps, des faits et des lois ? Pareillement Donato Giannotti a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour décrire avec la fidélité nécessaire les institutions de Florence. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant ce qu’ont été en réalité ces institutions et leurs mutations ou révolutions ; c’est plutôt ce que Machiavel a vu et cru qu’elles avaient été. C’est tout d’abord qu’il ait voulu voir, qu’il ait compris qu’il fallait comprendre, qu’il ait conçu qu’on devait conclure, que, derrière le spectacle, il ait deviné l’enseignement, et au fil des temps, à travers les faits, sous l’amoncellement des lois, cherché la loi.