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ajouter que la façon progressive dont il accomplit sa « réforme, » les cuisans souvenirs qu’il gardait de toutes ses fautes, les soins qu’il mit à peser ses moindres actions, le poussèrent à des scrupules qui devinrent morbides avec le développement de sa « paranoïa, » et finirent souvent par mettre les apparences contre lui. Si l’on examine, par exemple, ses rapports avec quelques-uns de ses amis les plus chers, comme la marquise de Verdelin ou Georges Keith[1], on comprend qu’ils aient pu le croire coupable envers eux, et se soient écartés de son chemin. Mais on distingue aussi que ce furent ses raffinemens de délicatesse qui leur donnèrent cette fausse idée ; et l’on ne saurait relire les lettres déchirantes qu’il leur adressa sans y reconnaître, avec une poignante émotion, la soif éperdument sincère d’affection, de tendresse, de confiance qui lui dévora l’âme et ne fut jamais complètement étanchée.

M. Jules Lemaître, je le rappelle, s’était mis à l’œuvre avec toutes sortes de préventions contre Jean-Jacques, et même en le croyant « méchant. » En les perdant en chemin presque toutes, il a reconnu avec une grande loyauté et montré avec beaucoup de force cette lente et graduelle ascension, ou, pour lui emprunter une de ses expressions les plus heureuses, cette « purification. » En sorte qu’au terme de son étude, sans se relâcher de sa sévérité pour les œuvres et leurs conséquences, il a pu rendre pleine justice au dernier état moral de Jean-Jacques ; et il l’a, si l’on peut dire, reproduit sous nos yeux, en quelques traits décisifs qui ne s’effaceront pas :


Il était dans un état d’âme proprement mystique. Il se voyait comme le saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n’ayant de recours qu’en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme, — fils du rêve, — ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. Il semble qu’à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent parachevées en lui et que les autres lui fussent venues : douceur, charité, résignation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté ; toutes, dis-je, sauf l’humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son détachement du monde étaient complets (p. 325-26).


Songez que cet homme avait touché au sommet de la gloire : rien de plus facile pour lui que de s’assurer une vieillesse illustre, avec de l’argent, des pensions, une cour de flatteurs. Il dédaigne

  1. Macdonald, II, 228-34.