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impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les hommes. » Contradiction dont on ne pourrait sourire qu’en oubliant les saints, les héros, les martyrs qui, avant leur conversion, l’ont eux-mêmes subie et déplorée[1] ! « Voici ce qui me distingue des autres hommes que je connois, écrivait-il aussi à Mme d’Houdetot[2] : c’est qu’au milieu de mes fautes je me les suis toujours reprochées ; c’est qu’elles ne m’ont jamais fait mépriser mon devoir, ni fouler aux pieds la vertu ; c’est qu’enfin j’ai combattu et vaincu pour elle, dans les momens où tous les autres l’oublient. » Et il ne dit rien là qui ne soit sincère, rien qui ne soit exact, rien dont l’aboutissement de sa pensée et de sa vie ne soit le témoignage. On a beau jeu à dresser le bilan de ses défaillances : il est plus équitable de reconnaître qu’à travers tant d’humilians avatars, tant de lamentables épreuves, il n’a jamais cessé de s’ennoblir. L’erreur de Mme Macdonald est de vouloir absolument qu’il fût, dès l’origine, l’homme qu’il est devenu à la fin ; comme celle de M. Lemaître, — si j’ose dire, — est de chercher, épars dans tout son être, le principe de sa folie : alors qu’il paraît impossible de voir en cette folie autre chose et plus qu’un accident tardif, qui n’a pas plus atteint sa raison générale qu’une maladie quelconque, contractée entre quarante et cinquante ans, n’atteint notre santé antérieure. Peut-être faut-il

  1. Je tiens à citer ici ces dernières lignes du livre de M. Brédif, qui a poursuivi et souvent résolu ces contradictions avec beaucoup de clairvoyance, et qui termine sa patiente étude dans un grand esprit d’équité, en ces termes :
    « Névrosé, sensitif, d’une complexion unique jusqu’ici, âme nettement cassée en deux par l’idée et l’acte, l’Achille et le Thersite ; esprit assujetti au mécanisme d’un cerveau étrange ; organe également éclatant d’erreur et de vérité ; dans ses œuvres étonnantes dignes d’admiration, dans sa vie orageuse et parfois amorale digne de compassion, Rousseau, justiciable de la psychologie pathologique, autant que de la critique littéraire, a plus d’un titre à l’indulgence dont il donnait l’exemple à l’égard des écrivains. Entraînant par l’éloquence, profond par la sensibilité, il a remué mieux que nul autre plusieurs bonnes fibres de l’âme humaine. La poésie de ses rêveries nous ravit avec lui aux sphères célestes ; moraliste et politique, il puise sa plus grande énergie communicative dans la revendication des droits de la nature. La cognée de l’auteur d’Emile a ébranlé des superstitions, abattu des préjugés ; ses aspirations profanes et religieuses peuvent se ramener à une seule, la justice : au nom de la justice, Rousseau réclame de Dieu la vie future et des hommes l’égalité. Puisqu’il n’a pas la bonne fortune de compter parmi les rares élus devant qui tous s’inclinent, sacrifions la sympathie ou l’antipathie à l’équité. Juge de son être moral, il se frappe la poitrine la tête haute ; en s’accusant, il se glorifie. Soyons pour lui plus modestes : respectons-le. Sans défiance contre ses passions, il fut courageux vis-à-vis des hommes dans la pensée de leur être utile, et il a chèrement payé l’auréole de génie qui le protège. »
  2. 25 mars, 17-58, Cor. éd. Hachette, CLXXXI.