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pas une foi aveugle aux diagnostics posthumes des médecins, qui ont déjà tant de peine à lire dans les corps des vivans. J’en ai moins encore à ceux des aliénistes, car de toutes les branches de la médecine, celle où ils s’exercent est une des plus incertaines. Je ne puis cependant m’empêcher de croire le docteur Möbius assez près de la vérité : tout ce que nous lisons, tout ce que nous savons de Rousseau nous montre que, si sa manie de persécution fut incontestable, elle ne gêna jamais sa pensée dans son essor, pas plus qu’elle ne diminua son prestigieux talent d’écrivain. Les Dialogues, on l’a souvent dit, sont de tous ses ouvrages celui où cette manie se manifeste le plus péniblement ; et pourtant, que de pages admirables on y rencontre !


IV

De même qu’elle a voulu écarter de Rousseau l’accusation de folie, Mme Macdonald a essayé de le décharger du plus lourd reproche qui pèse sur sa mémoire, l’abandon des enfans : dure entreprise, où elle a mis beaucoup d’ingéniosité au service de sa passion[1]. J’ai touché, dans deux de mes ouvrages[2], à cette question, qui pour moi n’en est pas une ; il me faut cependant mentionner ici les argumens qu’on a invoqués pour douter de l’évidence.

Mm8 Macdonald est partie d’un certain nombre d’observations incontestablement justes. Elle a remarqué qu’on ne trouve, dans les correspondances contemporaines, aucun vestige de cette histoire, dont les personnes qui la connurent ne parlèrent qu’après coup[3] ; que Diderot ne l’allégua à la charge de son ancien ami, ni dans ces « Tablettes » où il lui reproche des « scélératesses » beaucoup moins graves, ni dans les deux fragmens de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron où il piétine si furieusement son cadavre ; qu’on n’a pu découvrir dans les archives des Enfans-Trouvés aucune trace d’un dépôt d’enfant effectué par la Gouin (la sage-femme « prudente et sûre » qui fut

  1. 1, 140-184 ; Revue du 1er oct. 1898, et Studies in the France of Voltaire and Rousseau, p. 109-162.
  2. Dans l’Affaire J.-J. Rousseau et dans les appendices de ma pièce le Réformateur.
  3. La plus ancienne mention que j’en connaisse se trouve dans une lettre du Dr Tronchin à J. Vernet, du 18 mai 1763, publiée dans G. Maugras, Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 273.