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prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s’aperçoit que son nouvel ami est inférieur à l’image qu’il s’en formait, et aussi que cet ami aime moins qu’il n’est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi ; et de cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison universelle, à un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, flagrant surtout dans ses Dialogues.

Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres écrits ?

Croire la nature bonne parce qu’il se sent bon en suivant la nature, c’est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît ; croire la société mauvaise parce qu’il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c’est la société qui a corrompu la nature ; — ou bien, parce qu’il aime la vertu surtout dans ses gestes exceptionnels, et parce qu’il n’a pas les sens jaloux et qu’il n’a guère connu, de la passion, qu’une certaine langueur à la fois brûlante et inactive, croire qu’un mari, une femme, son ancien amant et une tendre amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre eux rien de caché, trois de ces personnages n’ayant d’ailleurs d’autre occupation que d’adorer, ménager et soigner l’amant, qui est Rousseau lui-même sous le nom de Saint-Preux ; — ou bien parce qu’il se ressouvient vivement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république, et parce qu’un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion civique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c’est assurer le bonheur et la liberté de l’homme que de le livrer tout entier à l’État ; — ou bien, dans sa vie même, parce qu’il aime la vertu, se croire vertueux, et, parce qu’il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où il le croit ; — ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l’univers le persécute parce qu’il a rencontré quelques amis infidèles ; tout cela, n’est-ce pas, en somme, la même opération de l’esprit, le même triomphe exorbitant de l’imagination et de la sensibilité sur la raison ? Et si Rousseau peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j’ai énumérés, qui osera dire que, sauf le degré, il ne l’était pas aussi dans les autres ? Il l’était… oh ! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d’hommes à nos yeux, si nous les connaissions, s’ils écrivaient des livres et si, parmi leur déraison, ils avaient quelque génie (pp. 341-42).


Le dernier trait remet les choses au point : s’il ne s’agit plus que d’une sorte de « folie commune, » on n’en peut alors discuter que la nuance ou le degré. Remarquons pourtant que les réformateurs sociaux, les utopistes, les éducateurs, les pédagogues, depuis Platon jusqu’à Karl Marx et au-delà, ont tous conçu des idées que certains de leurs lecteurs trouvent folles, qui le sont peut-être quelquefois, dont quelques-unes deviennent fécondes en se modifiant, mais dont beaucoup avortent misérablement. Et ils ne sont pas fous pour cela : car, s’il suffisait, pour être fou, d’être absurde eu ces difficiles matières, il faudrait