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Lorsqu’il étoit en proie aux agitations d’une certaine qualité d’humeur qui circuloit avec son sang, il étoit alors si différent de lui-même, qu’il inspiroit, non pas la colère, non pas la haine, mais la pitié ; c’est du moins ce sentiment que j’ai longtemps éprouvé. Mon attachement pour lui n’en étoit que plus étroit, et mon respect étoit tel, que de peur de lui ôter de la considération, je taisois à mes amis les plus intimes les observations que me mettoient à portée de faire la fréquence de mes visites et la confiance qu’il sembloit m’avoir accordée (p. 6)… Il m’a réalisé l’existence possible de Don Quichotte avec lequel je lui trouve une grande conformité. Chez tous deux se trouve une corde sensible. Cette corde, en vibration, amène chez l’un les idées de chevalerie errante, et toutes les extravagances qu’elle traîne après elle : chez l’autre, cette corde résonnoit ennuis, conspirations, coalition générale, vaste plan pour le perdre, etc. ; chez tous deux, cette corde, en repos, laisse à leur esprit toute sa liberté (p. 36)… Depuis longtemps je m’appercevois d’un changement frappant dans son physique ; je le voyois souvent dans un état de convulsion qui rendoit son visage méconnoissable, et surtout l’expression de sa figure réellement effrayante. Dans cet état, ses regards sembloient embrasser la totalité de l’espace, et ses yeux paroissoient voir tout à la fois ; mais dans le fait, ils ne voyoient rien. Il se retournoit sur sa chaise et passoit le bras par-dessus le dossier. Ce bras, ainsi suspendu, avoit un mouvement accéléré comme celui du balancier d’une pendule ; et je fis cette remarque plus de quatre ans avant sa mort ; de façon que j’ai eu tout le temps de l’observer. Lorsque je lui voyois prendre cette posture à mon arrivée, j’avois le cœur ulcéré, et je m’attendois aux propos les plus extravagans ; jamais je n’ai été trompé dans mon attente (p. 40-41).


Mais, ce « délire de la persécution, » dont il est impossible de méconnaître les douloureux symptômes dans l’esprit de Rousseau, doit-il rendre suspecte son œuvre et l’ensemble de sa vie ? A l’extrême opposé de Mme Macdonald, M. Jules Lemaître paraît l’admettre. En parlant de l’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse, il insiste volontiers sur les traits qui lui semblent les plus singuliers, excentriques ou morbides ; et, les groupant dans une page extrêmement ingénieuse et brillante de ses « conclusions, » il essaye de montrer qu’un même principe maladif gouverna les plus diverses manifestations de cette vie tourmentée et de ce tumultueux génie :


… L’on se demande : — Comment peut-il être fou, et écrire en même temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles ? Je réponds : — C’est peut-être qu’au fond il l’a toujours été, — par intermittences, mais toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.

En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes ? — Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d’un homme à qui il