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Est-ce tout ? Pas encore. Il y avait le faux ménage où Jean-Jacques s’efforçait, avec une si touchante impuissance, de mettre un peu de dignité : la mère Levasseur, toujours en intrigue pour garder barre sur lui, et Thérèse, jalouse de Mme d’Houdetot, et même de Mme d’Épinay. Voilà, n’est-il pas vrai, bien du combustible ! Songez encore aux caractères accentués de tous ces gens. Représentez-vous Grimm âpre, calculateur, froid, sec, égoïste ; Diderot ardent, impulsif, emballé ; Jean-Jacques tourmenté de mille inquiétudes, valétudinaire et vraiment malade, neurasthénique, passionné, bientôt méfiant. Songez à l’intervention continuelle, dans leurs affaires, d’élémens étrangers, aux commérages apportés du dehors, aux frémissemens continuels de susceptibilité qu’irrite le sentiment de la notoriété, la certitude que tous les « potins » deviendront de l’histoire, aux malentendus que provoquent les lenteurs des correspondances, Saint-Lambert étant alors à l’armée : vous comprendrez qu’il devait nécessairement surgir entre eux un monde de difficultés. Rousseau seul était assez romanesque et assez sincère pour vouloir avant tout manœuvrer loyalement à travers tant d’écueils. Seul, il devait apporter dans sa conduite avec ses amis toutes sortes de scrupules. C’est peut-être parce qu’il en eut trop que ses intentions furent méconnues, et si facilement travesties.

De bonne heure, nous voyons surgir un incident où se révèle cette puissance de malentendu. Mme Macdonald le raconte[1], avant d’aborder « le premier acte de la conspiration ourdie entre Grimm et Diderot, » et comme si l’incident constituait une sorte de prologue à la tragédie. Il s’agit de la nouvelle édition des Poèmes sur la Loi naturelle et sur le Désastre de Lisbonne, que Voltaire avait prié Thiériot de distribuer à d’Alembert, Diderot et Rousseau, en ajoutant :


Ils m’entendront assez ; ils verront que je n’ai pu m’exprimer autrement. et ils seront édifiés de quelques restes ; ils ne dénonceront point ces sermons[2].


Rousseau se trouvait alors à l’Ermitage : la brochure lui fut envoyée sans le message restrictif qui devait l’accompagner. Flatté de l’attention que lui marquait ainsi le « patriarche, » il y voulut répondre de son mieux ; et il écrivit la magnifique

  1. II, p. 6-7.
  2. 4 juin 1756, éd. Garnier, t. XXXIX, n° 3180.