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prétexte de justice et de correction, le public satisfaisait en vérité sur le malheureux une rancune farouche et cachée, laissée dans les esprits par les guerres civiles. La paix était revenue, mais dans les choses, et non dans les esprits ! Si Auguste, si Agrippa, si les hommes les plus éminens du parti victorieux, si bon nombre de leurs affranchis et si enfin certains plébéiens habiles étaient devenus très riches pendant les guerres civiles, la plus grande partie des sénateurs avaient des fortunes si modestes que, dans la réorganisation de la république, le cens sénatorial avait été fixé à quatre cent mille sesterces ; et il y avait tant de chevaliers qui n’osaient plus prendre place au théâtre sur les quatorze bancs réservés à l’ordre équestre, parce qu’ils avaient perdu leur patrimoine pendant les guerres civiles, qu’Auguste les fit autoriser par le Sénat à s’y asseoir malgré cela[1]. Tous ces gens-là naturellement nourrissaient au fond du cœur une âpre rancune contre les grandes fortunes ; ils étaient portés ; à considérer les palais, les villas, les esclaves, l’argent des riches comme le résultat de vols perpétrés à leur préjudice ; et leur amertume était d’autant plus grande, qu’il fallait admirer dans Auguste, dans Agrippa, dans Mécène, dans tous les chefs du parti révolutionnaire, la spoliation dont tant de gens avaient été ou croyaient avoir été victimes[2]. Les grandes fortunes faites en Égypte, après la conquête, devaient surtout exciter des jalousies violentes dans toutes les classes. Cornélius Gallus, qui avait fait sa fortune en Égypte, était en réalité destiné à devenir la victime de tous ceux qui ne l’avaient pas faite ; l’aristocratie exploitait ce sentiment populaire contre Gallus pour le plaisir de détruire un de ces homines novi de la révolution et se venger au moins sur lui de Philippes et des proscriptions ; les sénateurs pauvres, les chevaliers, le peuple suivaient l’aristocratie, furieux, jaloux des richesses des autres, pleins aussi d’une condescendance servile pour la noblesse redevenue puissante. Si les amis de Gallus, si tous ceux qui avaient fait fortune par les mêmes moyens, et Auguste n’accouraient pas à son secours, il était perdu. Mais Auguste fut faible, et les amis de Gallus se laissèrent facilement décourager et effrayer par l’exaspération

  1. Suét., Aug., 40.
  2. On peut retrouver même dans les poésies érotiques de curieux témoignages de cette antipathie populaire pour les hommes qui s’étaient enrichis dans la guerre civile. Voy. Tib., 2, 4, 21 ; Ovid., Amor., 3, 8, 9.