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à son premier propriétaire. Achmed et Djezzar, pacha d’Acre et de Damas, dit un jour à celui-ci : « Bénis Allah qu’il t’ait donné un si précieux coursier : c’est le plus beau cheval que de ma vie j’aie vu. — En effet, seigneur, répondit Sakal Aga, c’est une bénédiction d’Allah ; merci. » Et il poursuivit son chemin. Le lendemain, nouvelle rencontre : « Sakal, insiste le pacha, Allah t’a le plus favorisé parmi les hommes. Pour ton cheval, on donnerait un royaume. Sa crinière est plus soyeuse que les cheveux d’une femme, et ses pieds plus rapides que ceux de la gazelle. » L’aga remercia de nouveau et passa. Alors Achmed dit à ses officiers : « Je crois que si Allah a donné à Sakal une belle monture, il l’a, en revanche, privé d’intelligence, car il ne sait rien comprendre. Toutefois, attendons jusqu’à demain. » Le lendemain, le pacha envoya chercher Sakal Aga et lui fit couper la tête..., c’est ainsi qu’il hérita de son cheval.

Tout n’était pas à dédaigner dans les idées politiques de notre héroïne, et les Français auraient pu s’épargner une grande folie, s’ils avaient connu et partagé sa haine raisonnée contre le trop fameux Méhémet-Ali qui faillit nous mettre sur les bras l’Europe entière. L’Egypte du pacha était alors l’objet de l’engouement presque universel en France, comme l’avaient été auparavant les Républiques de l’Amérique du Sud, la Grèce, la Pologne, comme le furent plus tard l’Italie et le Mexique. Ce vice-roi excellait à caresser les intérêts, à capter les faveurs de la presse et des étrangers qui visitaient ses États. Il nous empruntait nos savans, nos officiers, nos chimistes, envoyait ses fils dans nos écoles, se disait notre protégé, notre élève. Aussi était-il à la mode, et l’exécuteur sommaire des mameluks passait pour un apôtre de civilisation et de libéralisme. Or, lady Ilester ne cessait de dénoncer les côtés faibles de cette tyrannie orientale habillée à l’européenne, elle lui rompait intrépidement en visière, elle plaidait avec force pour le Sultan. La domination du vice-roi d’Egypte ? Un édifice brillant tout en façade et sans profondeur. Les victoires de son fils Ibrahim ? Un trompe-l’œil et l’œuvre de la corruption. Sa puissance militaire ? Cent mille soldats de terre et de mer, et non 276 000, comme nos journaux le proclamaient. Son libéralisme ? La bastonnade, le massacre, les taxes exorbitantes, la solidarité d’impôts et de travail établie entre les habitans de chaque province et de chaque village, les levées en masse, un despotisme effroyable aboutissant visiblement à la destruction