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des voies banales qui pousse à gravir la montagne vierge, à traverser le désert inexploré, cette absence ou ce mépris du tact qui constitue une des principales différences entre l’originalité française et anglo-saxonne ; car le tact, qui n’est pas seulement une vertu de société, mais qui s’applique utilement à toutes les fonctions, pourvu qu’il s’harmonise avec les qualités fondamentales qu’exigent celles-ci, le tact manque quelquefois à nos voisins. Leur excentricité se distingue encore par une sorte d’âcreté corrosive et une outrance qui souvent vont au-delà du juste but, comme le fanatique religieux va au-delà du paradis, selon le mot d’une femme du XVIIe siècle, comme l’anarchiste va au-delà des bornes de la politique et saute à pieds joints dans le néant : il semble qu’elle ne cherche qu’à se satisfaire, quelle obéisse volontiers à la loi de l’invraisemblable ; peu importe qu’elle fasse du bien ou du mal à celui qui en est hanté. Et, puisque les raisonnemens spécieux ne manquent jamais pour justifier les actes les moins raisonnables, puisque l’histoire au premier abord fournit un arsenal inépuisable de preuves en faveur du hasard, de la fantaisie et de la victoire remportée contre toutes les règles, puisque les qualités et les défauts de l’homme se confondent dans des combinaisons infinies, et puis s’amalgament de nouveau avec les circonstances, les événemens et la société entière dans des conditions qui déconcertent la psychologie la plus pénétrante, le critique se trouve fort empêché, et le critiqué a plus d’un moyen de le rabrouer. Celui-ci est un joueur qui possède une martingale infaillible : perd-il, et néanmoins, le destin a tort, et non lui. Et peut-on l’empêcher de vivre sa vie, de chercher à sa guise son bonheur ou celui des autres, de ne pas imiter le troupeau toujours trop nombreux des moutons de Panurge, qui ne réalisent pas le progrès, se contentent d’en jouir, et marchent gaiement dans le chemin où les premiers pionniers ont trouvé un calvaire ?

Voilà, semble-t-il, quelques-uns des caractères de l’excentricité anglaise, qui diffère autant de la nôtre que Shakspeare diffère de Racine et de Corneille, Swift de Rivarol, Carlyle d’Augustin Thierry, Brummell du comte d’Orsay. Elle fait aussi songer à ces minstrels, à ces acrobates d’outre-Manche ou d’outre-Océan qui, peints, costumés comme des Caraïbes, exécutent de prodigieux tours de force, dansent, chantent, se contorsionnent en même temps, s’imposent par l’exagération forcenée,