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épuisé. M. d’Annunzio s’est contemplé dans Zarathoustra ; il s’y est reconnu avec complaisance sous la glorieuse livrée du surhomme. Nietzsche appelle à lui ces surhommes comme le Christ en usait avec les petits enfans. Le surhomme que M. d’Annunzio est naturellement, ignore les autres surhommes. Il n’en connaît qu’un au monde dont le développement l’intéresse et l’on devine que ce surhomme-là, c’est lui-même.

Ne propose-t-il pas comme but à son effort « de peindre la vie sensuelle, sentimentale et intellectuelle d’un être humain, placé au centre de la vie universelle ? » D’un roman à l’autre ce protagoniste ne fait que « changer de victime. » Et pourquoi ce personnage materait-il, par respect pour autrui, un seul de ses appétits ? Un Alfred de Musset peut dire : « ... Nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert ; » du seuil de ses romans cruels, un Gabriele d’Annunzio répondra au Poète aimé des femmes et des adolescens : « Nul ne se connaît tant qu’il n’a pas joui de tout. »

Aussi bien le monde extérieur n’existe pas pour lui. Il n’y a de vivant que sa Pensée, qui, à son avis, se confond avec la Beauté, et que sa Volonté, qui, pour lui encore, prend la figure du Droit : le jugement que pourront formuler les spectateurs d’une vie si surhumaine est, sans bravade, totalement indifférent à M. d’Annunzio.

Il s’est baptisé lui-même quelque part d’un nom plus latin, plus artiste, que le titre d’» uebermensch » et qui, évidemment, le séduit davantage : il a dit qu’il était « l’animateur, » c’est-à-dire le Créateur, celui qui souffle sur la matière inerte et lui donne la vie, celui que Michel-Ange a peint dans la Chapelle Sixtine, éveillant le sommeil d’Adam, celui auquel pensait le pape Paul III[1] quand, à ceux qui lui demandaient la tête de Bevenuto Cellini, pour rançon d’un meurtre, il répondait avec une belle ferveur païenne : « Apprenez que des hommes uniques dans leur art, comme Cellini, ne doivent pas être soumis aux lois[2]. »

Quant à l’Eve, à l’amoureuse créature que l’on aperçoit attachée au char du triomphateur, elle devra entendre cette sentence de la bouche de celui qu’elle aspire à servir, et qui, comme un empereur du Bas-Empire, s’est déclaré « divin : »

  1. Le cardinal Farnèse, élu pape sous le nom de Paul III, le 13 octobre 1534,
  2. Voyez la Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même.