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la chair des autres, est très différent de la saine brutalité d’un Maupassant. Il serait intéressant de rapprocher, à cet égard, le récit où Maupassant nous montre des pêcheurs de morue amputant de leur mieux la jambe d’un de leurs camarades menacé de gangrène, et le conte consacré par M. d’Annunzio au matelot martyr que des marins tailladent au hasard, jusqu’à ce que mort s’ensuive, sous prétexte d’opérer une insignifiante excroissance au cou de la victime.

La Volupté et la Cruauté sont les deux pôles nécessairement opposés d’un univers construit selon les imaginations d’un d’Annunzio, les deux Reines, tour à tour alliées et ennemies du royaume qu’il veut habiter. Lui-même a dépeint cette espèce de frénésie qui souffle sur son désir pour transformer le feu en brasier :


... Elle lui venait de très loin, son ardeur : des plus antiques origines, de la primitive animalité, de l’antique mystère des fureurs sacrées. De même que la troupe envahie par le Dieu, descendait le long de la montagne en déracinant les arbres, et s’avançait avec une fougue de plus en plus aveugle, se grossissant toujours de nouveaux démens, propageant partout la folie sur son passage, devenant enfin une immense multitude, bestiale et humaine, frémissant d’une volonté monstrueuse, — de même, en lui, cet instinct cruel se précipitait, confondant et entraînant toutes les idées de son esprit avec une agitation vertigineuse... Son désir était insensé, sans mesure, fait de rancune, de jalousie, de poésie, d’orgueil et de cruauté[1].


La femme, objet d’une telle ardeur, ne s’y trompe pas. Elle lit son destin dans les yeux de celui à qui elle s’abandonne et elle s’écrie : « Ne soyez pas cruel ! Oh ! ne faites pas de mal[2] ! » On le devine, cette plainte n’arrive même pas à l’oreille du poète. Sa devise n’est-elle point : « Détruire pour posséder ? »

Il raisonne devant l’objet de son désir comme le félin devant la gazelle ; il la guette, la brise, la broie, même en dehors des heures de sa faim, pour le seul plaisir d’aiguiser ses ongles, de détendre son échine, de faire ruisseler le sang, d’essayer sa puissance de destruction. Ce n’est point par calcul, mais inconsciemment que cet homme-ci fait souffrir : « ... Il saisit les mains de la tragédienne et, sans y prendre garde, il les lui tourmentait. » Il ne suffit pas à ce voluptueux de torturer des poignets, il veut qu’on les brise : il y a « une atroce femme aux

  1. Le Feu.
  2. Id., ibid.