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II

Comme un homme s’alcoolise davantage d’une année à l’autre, par l’abus des essences vénéneuses, de même, d’une œuvre à l’autre, la volupté de M. d’Annunzio se fait secrètement plus triste. Dans l’Intrus, le romancier est plus mélancolique que dans l’Enfant de volupté. A mesure que ses facultés de sentir et de comprendre se développent, sa tristesse augmente. Ce n’est point remords d’avoir, au carrefour de Pythagore, choisi la route du plaisir : M. d’Annunzio est sincèrement le païen qui, du seuil de quelque temple de Vénus, a anathématisé la Rome chrétienne. Les angoisses morales du roman russe ne le touchent, chemin faisant, que parce qu’elles apportent une alternance aux lassitudes de son désir. Le jour où cette satiété sera plus forte que son goût de renouvellement, il ne se repentira pas, il brisera l’insuffisant instrument de ses plaisirs.

Le Triomphe de la Mort a été écrit pour soulager l’artiste de cette hantise qu’à des heures de fatigue physique, plus qu’intellectuelle, il a vue poindre à son horizon. Mais, avant que le splendide égoïsme de celui qui apparaissait à la dogaresse Gradeniga comme « un léopard souple et fort, tout maculé de la morsure de ses dents, » se résigne à heurter du front la porte d’ombre, on comprend qu’il cherchera, aux dépens des êtres humains et des idées divines, à faire sur sa vie de la lumière et de la chaleur.

On pourra dire que le néronisme, qui dans l’amour des héros de M. d’Annunzio finit par éclater comme un incendie, et qui, aujourd’hui, est devenu un leitmotiv dont le chant se mêle fatalement à tout ce que l’artiste crée, est l’aboutissement nécessaire des abus universels que ses héros ont faits de la volupté. Ce serait pourtant avoir mal lu les romans de l’artiste que de n’avoir pas distingué, dès les débuts de son œuvre, le goût de cruauté qui se manifeste chez lui comme un instinct. N’est-ce pas ainsi que des enfans prennent plaisir, dans le jeu, à aveugler, à torturer quelque petit animal tombé dans leurs mains ?

Cette disposition du romancier est déjà très apparente dans les paysanneries de Terra Vergine, San Pantaleone, le Livre des Vierges, où M. d’Annunzio s’est d’abord manifesté comme prosateur. Son goût de l’émotion douloureuse, matérialisée dans